J’étais sur le rebord du lit de Gabriel, mon regard se posa sur lui, il se tenait debout devant moi, mais il gardait une certaine distance. Je savais que j’étais responsable de cette situation, si les choses avaient été différentes à l’époque, nous n’en serions pas là. Parfois, je m’imaginais ce qu’aurait pu être notre vie si je n’avais pas commis l’erreur de le repousser. Et à la fois, je me dis que les choses étaient écrites et que notre histoire n’avait pas sa place à cette époque. Après tout, j’avais besoin de ma liberté, aurais-je supporté d’abandonner mes « rêves » pour une vie paisible au milieu des bois ? Mais quand était-il aujourd’hui ? Mes sentiments pour lui restaient inchangés malgré les années passées, et si c’était le cas pour lui aussi, alors nous étions destinés à nous retrouver. Je devais savoir, il fallait que je sache ce que Gabriel pensait de cela, de notre relation – enfin celle qui aurait pu exister. Mon regard encré dans le sien, j’étais pendue à ses lèvres, je voulais comprendre ce qu’il se passait derrière ses iris noirs qui me fixaient ainsi. Un rire s’échappa de ses lèvres, je penchais légèrement la tête, je ne comprenais pas pourquoi il riait, mais il finit par m’avouer la raison. Avait-il vraiment fait cela ? Un sourire se dessina sur mes lèvres, avait-il vraiment interpellé ces femmes en pensant me revoir ? Pourquoi n’avait-il pas franchi son aversion pour les pirates, et tenter de m’attendre sur le port ? Parce que je savais au plus profond de moi, que peu important à quel point il tenait à moi, il ne pourrait supporter l’idée de me savoir un pirate… Comme son père. Je n’eus pas le temps de répliquer quoi que ce soit, de toute façon, j’avais trop de regret pour lui reprocher quoi que ce soit. D’ailleurs, pour lui les choses étaient claires, nous aurions dû vivre cette aventure ensemble… Et puis vient le moment où il me parla de cette fameuse nuit, celle où j’avais tant besoin de lui – mais visiblement pas lui. Je ne cessais de me repasser cette scène, celle qui me hantait – bien plus que celle du baiser raté – celle où j’ai vu cette femme surgir derrière lui, celle où j’ai compris que je n’étais pas la bienvenue. Je baissais les yeux, me mordant l’intérieur de la joue pour ne pas laisser les larmes m’envahirent. Intérieurement, une petite voix voulait lui répondre « pourquoi ne l’as-tu pas fait ? » mais mes lèvres restaient scellées. Quelque part, je lui en voulais de ne pas avoir essayé de me rattraper… mais que se serait-il passé si cela avait été le cas ? J’aurais dû faire face à cette femme avec qui il comptait passer la nuit ? Je relevais le visage, et levais la main en sa direction. J’avais besoin qu’il soit près de moi, de briser cette distance qu’il s’acharnait à mettre en nous deux. Il finit par glisser sa main dans la mienne, et l’attirait vers moi, pour qu’il prenne place sur le lit, en face de moi. « Gabriel… cette nuit-là, j’ai tout perdu. Je me fichais d’avoir claqué la porte au nez de mes parents, non… parce que j’étais certaine de ce que je faisais en venant ici. » Quelques larmes s’échappèrent de mes iris, jamais je ne m’étais sentie aussi faible depuis des années ; mais face à Gabriel, je pouvais enfin lui dire tout ce que j’avais gardé au fond de moi. « Ce soir là, quand mes parents ont voulu me marier à cet inconnu, et m’envoyer à l’autre bout de l’île, à Blindman’s Bluff ; j’ai compris que ma place était ici avec toi… malheureusement c’était trop tard… il y avait cette femme. » Je reniflais bruyamment, et de ma main libre, j'essuyais mon visage. « Je n’avais pas le choix, j’étais seule et il était hors de question pour moi de retourner chez mes parents… alors je suis allé où mon instinct me disait d’aller, sur le port. » Je n’avais cessé de garder sa main dans la mienne – comme si j’avais peur qu’il s’éloigne de moi – nous étions là assis l’un en face de l’autre, m’étant des mots sur ces dix ans d’absences. Je retirais ma main de la sienne, pour la poser sur sa joue – plongeant mon regard dans le sien – avant de regarder la porte par laquelle nous étions entrés quelques minutes plutôt. « Tu vois cette porte, durant ces dix ans, j’en ai rêvé plus d’une fois… parfois tu étais là à m’attendre ; mais la plupart du temps, lorsqu’elle s’ouvrait … » je marquais une pause, c’était difficile pour moi d’avouer cette souffrance que j’ai cachée durant toutes ses années, ces cauchemars à répétitions. J’inspirais, puis terminai ma phrase : « tu étais là, heureux, avec ta femme et des enfants qui riaient aux éclats… J’avais peur de ce qu’il y aurait derrière cette porte, si je revenais. Alors je me suis dit que c’était mieux ainsi, que je devais te laisser vivre ta vie sans t’imposer mon retour… »
Pendu à ses lèvres alors qu’elle m’expliquait comme elle était certaine de ce qu’elle faisait, ce soir où elle avait fait irruption à ma porte alors que j’étais avec Annabel, j’aurais voulu pouvoir sécher chacune des larmes qui coulaient sur ses joues constellées de taches de rousseur. Je la comprenais. J’aurais probablement fait la même chose qu’elle. Elle avait eu plus de courage que j’en avais eu moi-même. Toutes ces années, je m’étais entêté à croire qu’elle n’était pas devenue pirate. Pourtant, je connaissais ce rêve que ma Gràinne nourrissait, même alors qu’elle était ma grande amie, même alors qu’elle n’avait qu’une quinzaine d’années. Je l’aurais mal vue abandonner ce rêve pour passer une petite vie tranquille à mes côtés. J’avais tellement peur de ce qu’il adviendrait que j’avais refusé d’admettre qu’elle avait cédé à l’appel de la mer. Tout ce temps, je m’étais entêté à arpenter le rues de One-Eyed Willy et de Blindman’s Bluff à la recherche de l’orangé de sa crinière enflammée plutôt que de scruter les bateaux qui se trouvaient juste là, dans le port. Tout ce temps, je m’étais accroché à cette espérance, à ce mirage que j’avais laissé miroiter dans mon esprit… Curieusement – égoïstement –, j’avais espéré que Gràinne, au lieu de s’abandonner à ce rêve qui était sien, trouverait quelqu’un d’autre pour faire battre son cœur et vivrait une petite vie tranquille sur l’île avec cet homme et leurs enfants. De cette façon, je ne pourrais pas lui en vouloir pour ne pas pouvoir être mienne… Si elle appartenait à un autre, je ne pouvais pas lui en vouloir, mais si elle appartenait à cette mer, si elle ne pouvait être avec moi pour être avec cette jalouse qu’était la mer, comment pourrais-je fermer les yeux?
Mais elle avait eu plus de courage que moi. Avant de céder à ce rêve qu’elle chérissait, elle avait fait un pas vers moi. Alors je m’en voulus. Et si j’avais choisi de rencontrer une courtisane dans un bordel au lieu de la faire venir dans ma maison; et si j’avais choisi tout simplement de ne pas rencontrer de courtisane; et si j’avais été plus rapide pour me lancer à ses trousses après qu’elle ait frappé à ma porte; et si j’avais marché sur mon orgueil et j’avais tenté de la retrouver après cet incident; et si… Mais c’était beaucoup de si. Et si le destin l’avait voulu ainsi? Et si maintenant était le bon moment pour mon feu follet et moi?
Du bout des doigts, je séchai les larmes qui avaient coulé sur ses joues, plongeant mon regard dans le sien. « Je te mentirais si je te disais que je n’ai pas laissé mon cœur être tenté par d’autres femmes au travers de ces années. Je te mentirais si je te disais que je n’ai pas espéré trouver le bonheur auprès d’une autre femme… mais je n’y suis jamais parvenu. » Je n’y étais jamais parvenu. J’avais vécu, avec Ophélie, une idylle désillusoire qui n’avait duré que quelques mois. Elle m’avait écouté, consolé, elle avait été un baume sur cette douleur qui m’habitait et avait comblé un peu de ce vide laissé par ce petit ouragan incendiaire qui avait ravagé tout mon être. J’avais cherché du réconfort auprès d’elle et, pendant un temps, ç’avait fonctionné, mais la mer me l’avait reprise. Comment lui en vouloir? Comment espérer qu’elle délaisse une éternité de jeunesse et de beauté sous cet océan rempli de merveilles pour vivre une vie tranquille dans les bois avec moi? J’avais ensuite vécu, avec Annabel, une relation étrange qui avait satisfait mon besoin d’aventure et d’imprévu. J’avais trouvé, en cette femme, un peu de cette étincelle que je voyais en Gràinne. Sauf que ma rouquine avait une étincelle saine qui m’apportait chaleur et réconfort alors que mon Annabel était beaucoup plus… destructrice. Ça m’avait fait du bien. Cette violence qui avait occupé nos journées, cette passion perverse que nous avions nourri pendant ces années que nous avions passé à nous entredéchirer, puis à panser nos plaies… ce cercle vicieux qui pourrissait nos existences sans même que nous n’en ayons conscience… Jusqu’à ce qu’elle comprenne que nous n’avions pas de futur ensemble. Et pourquoi n’avions-nous pas de futur, Annabel et moi? Parce que j’attendais Gràinne. Parce que ç’avait toujours été elle. Elle et personne d’autre.
« Gràinne… Si elle ne m’avait pas blessé dès que tu as tourné le dos, j’aurais couru, je t’aurais rattrapée… mais le destin en a voulu autrement, » dis-je d’une voix étranglée. J’inspirai pour retenir l’eau qui menaçait de couler de mes prunelles. Je n’étais pas du genre à pleurer, mais Gràinne faisait bouger quelque chose en moi. Quand j’étais avec elle, je devenais un homme différent. « Je ne sais pas comment… cette situation me déstabilise complètement, mais je sais ce que je veux. Les choses entre nous étaient claires… pour moi, ç’a toujours été clair… Ç’a toujours été toi. Toi et personne d’autre. »
Gabriel était la seule pièce de mon passé dont je n’arrivais pas à me défaire depuis toutes ses années. J’avais mis de coté, les membres de ma famille – bien que je revois de temps à autre – mon frère Ethior qui a tenu tête à mon père pour faire le métier qu’il désirait faire depuis des années. Mais en aucun cas, je ne pourrais renouer des liens avec ceux qui ont tenté de me « vendre » au plus offrant ! Gabriel était la seule partie de mon enfance que je n’oublierais jamais… la raison était simple, c’était lui qui me faisait sourire, rire ; avec lui, je n’avais pas besoin de cacher qui j’étais. Il a toujours su me comprendre… avant même que je me comprenne moi-même. La preuve avec ce baiser, j’avais réagi impulsivement sous l’effet de la surprise, le repoussant…et puis après réflexion, il avait eu raison. J’étais amoureuse de lui, mais à cet âge on est trop stupide pour s’en rendre compte. Il était le seul pour qui j’ai eu des sentiments aussi fort, et la preuve en était, que dix ans plus tard, j’étais toujours amoureuse de lui.
Nous étions – à présent - si proche l’un de l’autre, que mon cœur battait la chamade. Il était le seul à me faire cet effet, à son contact, je perdais toute ma fierté et mon bagou de pirate… je redevenais l’adolescente qui découvrait les prémices de l’amour. Cette souffrance qui m’avait empêché de chercher du réconfort dans d’autres bras, je pouvais enfin mettre des mots dessus… Gabriel connaissait la vérité. Les larmes roulèrent sur mes joues sans que je puisse les arrêter, j’avais gardé ce secret pendant si longtemps que c’était un réel soulagement de tout avouer à l’homme que j’aimais. Assis en face de moi, il plongea ses iris noirs dans les miennes, jamais je ne pourrais oublier l’intensité de son regard. Il m’avoua qu’il avait tenté de trouver du réconfort auprès d’une autre – je ne pouvais pas lui en vouloir – j’avais moi-même pensé qu’il avait trouvé une autre femme pour le combler. Mais puisqu’au jour d’aujourd’hui sa maison restait vide, il était évident qu’aucune d’elle n’a su le rendre heureux. Tout comme je n’ai jamais laissé un autre homme prendre sa place, généralement ma relation avec les hommes étaient bien trop mouvementé pour que l’un deux veuille de moi. Je n’étais pas de ses femmes qui se pomponnent durant des heures, qui aiment les belles tenues ou qui reste à la maison faire de la broderie. J’étais hyperactive, incapable de rester en place, préférant la chasse à la couture, préférant boire du rhum au thé parfumé, ou encore me servir d’une épée plutôt que d’une poêle ! Mes plus proches amis au masculin me connaissaient pour cela, et aucun d’entre eux, ne m’a fait d’avance… à croire que je suis une peine perdue. Il séchait les perles lacrymales qui brouillaient mon regard, d’un geste instinctif, je posais ma main contre la sienne, laissant sa paume contre ma joue pendant quelques secondes. Au fond de moi, je comprenais que toutes ses années, il m’avait manqué quelque chose… ou plutôt quelqu’un : lui.
Il prononça les mots que j’avais moi-même en tête, si le destin nous a séparés il y a dix ans… aujourd’hui, il semblerait qu’il nous ait réunis. Je pose délicatement mes mains de chaque coté de son visage, plantant mes iris émeraude dans les siennes. Un sourire se dessina sur mes lèvres, malgré mes yeux humides puis je me penchai en avant. Il avait fait le premier pas, je devais lui faire comprendre que cette fois, les choses seraient différentes. Mes lèvres se posèrent délicatement contre les siennes, ce baiser… j’en ai rêvé, je l’ai tant attendu que j’avais fini par croire qu’il n’arriverait jamais. Je pensais avoir perdu toutes mes chances de le retrouver… mais ce soir, le destin nous avait réunis. Ce baiser à la fois tendre et intense, je ne pourrais expliquer l’effet qu’il me procurait… mais c’était… enivrant ! Je mis fin à ce baiser – malgré moi – et le sourire aux lèvres, je prononçais ces mots : « on dirait que le destin a bien choisi son jour. » J’avais l’impression qu’aujourd’hui était le plus beau jour de ma vie. « Je t’aime Gabriel, et je m’excuse de ne pas te l’avoir dit plus tôt… on aurait sûrement pu éviter des années de souffrance… » Je jete un coup d’œil à ma cheville blessée puis relève la tête, un sourire amusé sur les lèvres : « et maintenant, tu te retrouves avec une pirate estropiée dont tu vas devoir prendre soin. Je ne suis pas sûre que tu es eu raison de me sauver dans cette forêt.»
D’un souffle, je déversai les mots qui me brûlaient les lèvres depuis tant d’années. Ces mots que j’aurais tant voulu pouvoir lui dire le jour où je l’avais embrassée… Ces mots que j’aurais voulu lui crier après qu’elle ait pris ses jambes à son cou à l’âge de 17 ans, quand elle m’avait surpris avec Annabel. D’un souffle, je réussis enfin à les prononcer : c’était elle, ç’avait toujours été elle. La seule femme qui ait réussi à entrer dans mon cœur. La seule femme qui réussisse à me rendre meilleur sans toutefois me demander de changer qui j’étais. Cette version féminine de moi-même; avec ce même feu qui bouillonnait dans les veines, cette même énergie indomptable qui ne demandait qu’à être relâchée. Toutes les femmes que j’avais croisées au cours de mon existence n’avaient jamais réussi à lui arriver à la cheville. Même Annabel qui était impulsive et dangereuse ne me complétait pas comme Gràinne O’Malley le faisait.
Grace et moi, c’était beau, c’était simple. C’était une évidence même qui avait toujours été sous nos yeux. Peut-être que le destin avait voulu que ces années passent pour nous laisser grandir et vivre des aventures chacun de notre côté avant de nous réunir enfin, aujourd’hui. Peut-être que notre séparation avait été pour le mieux. Peut-être que cette fois serait la bonne. Et même si ce n’est pas la bonne, quelque chose me disait que Gràinne et moi étions faits l’un pour l’autre et que nos chemins finiraient toujours par se croiser.
Et alors que toutes ces pensées me traversaient l’esprit, je sentis la chaleur de ses paumes sur mes joues à travers les poils hirsutes qui couvraient mon menton. Ses yeux verts comme le feuillage des arbres de la Forêt des Larcins s’enfoncèrent dans les mieux. Un sourire étira ses lèvres, ce même sourire qui avait hanté tant de mes rêves au fils de ces nuits passées sans elle. Son regard brillait comme jamais il n’avait brillé devant moi. Tout comme moi, ses émotions semblaient vouloir déborder, des larmes parlaient au coin de ses yeux alors qu’elle se penchait vers moi. Ses lèvres se posèrent sur les miennes et le temps semble ralentir. C’était encore mieux que la première fois. Je ne pus retenir mes mains qui agrippèrent sa taille alors que ses lèvres effleuraient les miennes. Une sensation de désir déferlait en moi comme une cascade fouette les rochers. Son corps toujours si près du mien, elle sourit en me disant que le destin avait bien choisi son jour. Mes lèvres s’étirèrent encore plus lorsqu’elle m’avoua clairement son amour et ses regrets de ne pas m’avoir révélé ses sentiments plus tôt. Elle baissa les yeux vers sa cheville blessée. « Et maintenant, tu te retrouves avec une pirate estropiée dont tu vas devoir prendre soin. Je ne suis pas sûre que tu aies eu raison de me sauver dans cette forêt. » Je secouai la tête en riant.
« Ma mère disait toujours que le destin ne laissait jamais les choses au hasard… Peut-être qu’il nous a séparés pour mieux nous réunir aujourd’hui. » Je serrais ses doigts entre les miens. Il y avait si longtemps que je n’avais pas ressenti de tels sentiments. J’avais rêvé pendant si longtemps de ce moment où je pourrais enfin la tenir dans mes bras que j’hésitais, bousculé entre l’envie de l’embrasser de nouveau et celle de profiter du temps que nous avions ensemble pour rattraper le temps perdu. « C’est pas grave… ça fait tellement longtemps que j’attends de passer enfin un peu de temps seul à seule avec toi. Tu es mon premier amour… et j’espère que tu seras le dernier. »
À regret, je me relevais de la paillasse et posai un genou par terre, saisissant son mollet entre mes doigts. Sa peau était douce comme le pétale d’une fleur. Comparée à son autre cheville qui était toute blanche et délicate, celle qui était blessée était enflée et tuméfiée. Elle ne semblait pas être brisée. Probablement juste refoulée. Seul le temps et le repos arrangerait les choses. « Ça fait très mal quand je touche ? » lui demandais-je en levant les yeux vers son regard émeraude. « Si tu veux, tu pourras t’installer dans le lit de ma mère ce soir, tu y seras probablement plus confortable qu’ici. » Je ne pouvais m’empêcher de songer qu’elle était en bien mauvaise posture avec mes grands talents de guérisseur. Je pourrais toujours vérifier si l’état de sa cheville empirait le lendemain matin et aller chercher une guérisseuse à One Eyed Willy. Ce n’était pas les soigneuses qui manquaient sur les terres de Neverland. La plupart d’entre elles se déplaçaient avec plaisir lorsqu’on était prêt à y mettre quelques pièces d’or.
J’avais l’impression que quelque chose en moi venait de changer, au contact de Gabriel, je n’étais plus la même. J’avais été assez idiote de croire – que pendant toutes ses années – il m’avait oublié. Je m’étais mise en tête que je n’étais qu’une amourette de jeunesse pour lui, et qu’aujourd’hui, il se moquait bien de mon existence. Mais j’avais tord, son amour pour moi était véritable, éternel à en croire ses mots. Dix ans se sont écoulés, et pourtant, j’avais l’impression que le temps n’avait pas bougée. Certes, nous avions vieilli, nous n’étions plus ces adolescents encore insouciant. Mais à mes yeux, ce n’était pas plus mal, aujourd’hui je savais ce que je voulais réellement… mais surtout, je savais une chose, il était le seul homme avec qui je voulais partager mon cœur. Mais ce choix ? Cette évidence à mes yeux… n’allait-elle pas bouleverser ma vie ? Gabriel sera-t-il prêt à faire une concession ? Celle de me laisser poursuivre ma vie de pirate ? Je savais que son père avait abandonné sa vie famille pour celle de la piraterie… mais ne peut-on pas conjuguer les deux ? A cet instant, je ne voulais pas mettre cette hypothèse sur le tapis. J’étais heureuse d’avoir retrouvé Gabriel, je ne voulais pas gâcher cette soirée. Je ne voulais pas que ce baiser soit le dernier, non. J’aimais la douceur de ses lèvres contre les miennes, cette barbe qui me chatouillait la peau, ses mains contre ma taille. J’aimais Gabriel, c’était la chose la plus insensé que je venais d’avouer à haute voix, et pourtant c’était la strict vérité ! La façon dont il me regardait n’avait rien à voir avec celle de ces pirates vulgaires que je côtoyais au quotidien. Ses doigts glissèrent dans les miens, et mon regard se plongea à nouveau dans le sien. Ses mots me touchèrent au plus profond de mon être, moi aussi, je voulais qu’il soit mon premier et mon dernier amour … dans tous les sens du terme, à vrai dire. « Si la vie nous a donné une seconde chance, alors essayons de ne pas tout gâcher cette fois. » J’espérais que ce soit vraiment le cas, que peut importe les mauvais moments, nous irions loin ensemble.
Mon regard suivit le mouvement de Gabriel, il se releva pour s’accroupir face à moi. Je fronçais les sourcils un instant, puis finalement, je répondis à sa première question. « Tout est relatif quand il s’agit de la douleur, ça fait bien longtemps que je ne sens plus rien. » Combien de fois étais-je tombée de plusieurs mètres de hauteur ? Mais la différence avec aujourd’hui, c’est que j’avais toujours une bonne réception… Combien de lame ont coupée ma peau, laissant des cicatrices sur quelques zones de mon corps, ici caché par cette robe. Au fil du temps, j’ai appris à oublier la douleur, noyant parfois cette dernière avec une bonne dose de rhum qu’il m’était difficile de me souvenir de la veille. « Ça ira, ne t’en fais pas pour cette cheville. Elle finira par dégonfler, j’ai les os solides. » Puis il me proposa de m’installer dans la chambre de sa mère pour la nuit, je répondu… bien trop vite à mon gout. « Je préfèrerais rester ici, avec toi… » Je me mordais la lèvre inférieur, consciente que ces mots était sortis trop vite. « Je veux dire que… je serais plus rassurée, si tu restais à mes cotés. Mais si tu préfères que je dorme dans la chambre, j’irais. » Mes lèvres pincées, je me parlais à moi-même. « Tu t’enfonces, ma pauvre. » Pourquoi n’arrivais-je pas à lui dire que j’avais peur que tout ceci ne soit qu’un rêve, que demain en ouvrant les yeux, je réalise que tout ceci n’était que le fruit de mon imagination.
Je me redressais, et me plaçais sur le bord du lit, les mains de chaque coté de mon corps. Je jetais un coup d’œil à ma cheville enflée, avant de relever la tête vers Gabriel. « Je devrais peut être la plonger dans l’eau froide, c’est bon pour la circulation du sang. » Je le regardais partir me chercher de l’eau, lorsqu’il revint vers moi, je lui posais une question sur sa vie passée. « Parle-moi de ces dix ans qui se sont écoulés… tu voles toujours pour survivre ? » Cela me rappelait ces courses folles que nous faisions pour ne pas nous faire prendre quand nous étions gamins. Ces éclats de rires qui résonnaient à travers cette même forêt, cette adrénaline qui parcourrait nos veines, cette inconscience qui nous différenciait de tous ces gamins polis et bien élévés.
Elle m’assura qu’elle ne sentait plus de douleur depuis longtemps et me demanda de ne pas m’en faire avec sa cheville, certifiant qu’elle finirait par dégonfler. La douleur, j’avais appris à ignorer la douleur physique, mais jamais celle qui avait habité mon cœur durant toutes ces années où elle avait été loin de moi. Je lui demandai si elle désirait passer la nuit dans la chambre de ma mère, et sa réponse ne se fit pas attendre. Elle préférait demeurer avec moi, disait-elle. Le contraire m’aurait probablement déçu, mais je ne voulais pas l’obliger à passer la nuit dans mon lit, dans mes bras. Je lorgnai alors la paillasse sur laquelle elle était assise, me demandant si nous serions assez confortables pour trouver un peu de sommeil sur un lit qui n’était fait que pour une personne. Il est vrai que nous avions beaucoup de temps à rattraper, et avec cette joie qui me submergeait, je ne risquais pas de somnoler beaucoup cette nuit-là. Je jetai ensuite un coup d’œil à la porte de la chambre de ma mère. Après toutes ces années, son odeur y subsistait. Même Annabel n’avait pas été autorisée à y dormir. Je lui avais plutôt aménager cette petite chambre dans le grenier, mais j’avais fini par revendre tous les meubles après que nous nous fûmes séparés, il y a plusieurs mois. Mais cette chambre-là, celle qui donnait sur la pièce principale, ce n’était pas la mienne. C’était celle de ma mère… mais peut-être que ça devait changer. Peut-être qu’il était temps. Bientôt vingt ans qu’elle était partie, ma mère… Peut-être qu’il était temps de laisser une autre femme entrer dans ma vie, et s’installer sous mon toit. Même si j’avais gardé cette maison par pure jalouse, par crainte qu’un jour, mon père – s’il vivait toujours – ne finisse par revenir pour s’installer dans cette chaumière dans les bois, ce n’était plus la maison de ma mère. C’était la mienne.
Sa voix coupa le fil de mes pensées : « Je devrais peut-être la plonger dans l’eau froide, c’est bon pour la circulation du sang. » Elle m’observait de ses grands yeux verts, le sourire aux lèvres. Je lui rendis son sourire et lui fit signe de m’attendre quelques minutes avant de ressortir de la petite masure. Alors que je tirais l’eau du puits, j’observais les rayons de la lune qui passaient à travers les feuilles des arbres et l’ombre créée par la maisonnette nichée dans le creux de la Forêt des Larcins. Même si elle manquait beaucoup d’entretien – je m’étais fait un plaisir de faire comme si elle était à l’abandon pour éviter de payer des impôts au gouverneur –, c’était mon petit chez moi. Le seul endroit sur cette île où je me sentais en sécurité.
Lorsque je rentrai, elle était toujours assise au même endroit. Je m’agenouillai devant elle pour plonger son pied dans l’eau froid lorsqu’elle me demanda ce que j’avais fait dans les dix dernières années. Je ne tenais pas particulièrement à lui parler de mon courage de jupons entre Blindman’s Bluff et One-Eyed Willy en passant par Bartok ; j’étais presque heureux qu’elle me demande clairement si je volais toujours pour gagner ma vie. Ça m’empêcherait de devoir lui parler de tout ce qui s’était passé avec les femmes que j’avais rencontré entre le moment où elle avait choisi de partir et aujourd’hui. Je ricanai : « Je te mentirais si je te disais que je suis devenu un homme honnête qui travaille comme cuistot dans une taverne ou quelque chose du genre… Non… Disons qu’avec les années, j’ai amené mon statut de petit voleur à un tout autre niveau. On pourrait me qualifier d’escroc ou de mercenaire, si on veut. » Je pris une grande inspiration et me passai la main dans les cheveux, mon regard papillonnant du sol à ses prunelles. « Si tu savais comme j’aurais aimé être un homme meilleur… pour toi. À la place, je suis devenu pire que la personne que j’étais autrefois. »
Je me relevai et pris place près d’elle sur ma vieille paillasse défraîchie, m’adossant au mur contre lequel le petit lit était appuyé. Je saisis l’une de ses mèches folles entre mes doigts rudes, admirant comme toujours la couleur flamboyante de ses cheveux. Je lui demandai : « Et toi, mon feu follet ? S’il te plaît, dis-moi que tu es allé au bout de tes envies ! Je serais déçu d’apprendre que tu n’as pas pris la mer comme tu te l’étais promis… »
Dernière édition par Gabriel Santini le Sam 25 Fév 2017 - 15:02, édité 1 fois
Gabriel sortit de la maisonnette pour aller me chercher de l’eau fraîche pour ma cheville enflée. J’observais la demeure qui semblait être figée dans le temps, un peu comme notre histoire finalement, le retour de Gabi coupa court à mes pensées. Je relevais la tête dans sa direction, et afficha un sourire sincère… j’étais tellement heureuse d’être ici. Il prenait soin de moi, tout en plongeant ma cheville dans le seau d’eau gelée. J’eue un petit sursaut quand mon orteil toucha la surface du liquide, je fermais les yeux et me pinçais les lèvres avant de plonger le pied entier. Ce n’était qu’un cap à passer, je sentais déjà les bien fait de la fraicheur sur ma cheville, d’ici quelques jours je serais sur pied. Oubliant cette histoire de blessure, je demandais à Gabriel s’il volait toujours pour survivre. Je n’avais jamais été contre le fait qu’il soit un voleur, sans cela, nous nous serions jamais rencontrer. Ma question le fit rire, ce qui me fit sourire à mon tour. J’écoutais sa réponse avec attention, fronçant les sourcils quand il me parlait de changer pour moi. Mes mains se posèrent de chaque cotés de son visage, ancrant mon regard dans le sien. « Gabriel, mais qu’est ce que tu racontes enfin ! Pourquoi voudrais-tu changer pour moi ? Je t’ai connu gamin, et tu volais déjà pour survivre… c’est ce qui fait que tu es toi. » Mes doigts glissèrent dans sa barbe noire, puis mon index traça la fine cicatrice qu’il avait sur le front. « Tu n’es pas une personne horrible, tu fais de ton mieux pour rester en vie. Et ça, personne n’a le droit de te le reprocher. On n’a pas tous la chance d’être né une cuillère en argent dans la bouche. Je sais tout ce que tu as traversé avec ton père, ta mère… si les gens te traitent de monstre, sache qu’à mes yeux tu es loin de l’être. Peu de personne connaisse le vrai Gabriel, celui qui se cache sous cette carapace… je pense que moi, je le connais. » Et je connais cette situation, il est si facile de se créer un masque pour ne pas laisser les gens voir qui nous sommes. Les personnes nous jugent seulement sur ce que nous laissons paraitre.
Il se releva pour venir se placer à mes cotés sur sa couche, il cala son dos contre le mur, avant de me demander ce que je devenais ; et surtout si j’avais réalisé mon rêve. Je pris mes aises, et m’allongeais sur la paillasse posant ma tête sur les genoux de Gabriel. Mon regard vers le plafond, je tournais légèrement mon visage vers celui du beau brun. Alors qu’il jouait avec mes boucles, je lui répondis. « Tu sais, j’ai failli abandonner une centaine de fois. Quand je suis arrivé sous le commandement de Barbe Noire, je n’ai pas touché une épée durant des mois. A leurs yeux, je n’étais bonne qu’à faire la plonge et éplucher les patates. Mais je me suis liée d’amitié avec certains pirates, ils m’ont entrainé alors que tout le monde dormait. La nuit j’apprenais à manier l’épée comme une pirate, à grimper au mât comme un gabier… c’est grâce à cela que j’ai tenu le coup. » Je marquais une pose, me remémorant ces débuts difficiles dans la piraterie. « Mais aujourd’hui, je suis sous le commandement d’une femme sur la Terreur du Sud et j’ai enfin le poste que je rêvais d’avoir. Tu ne peux pas savoir la sensation de liberté qui parcoure mes veines quand je suis tout en haut du mât. » Je saisis sa main, et commence à jouer avec ses doigts abimés par la chasse. « Dis-le moi sans me mentir… est ce que ça te fait peur que je sois une pirate ? Je n’ai pas envie de choisir entre toi et mon rêve. Il y a une chose que tu dois savoir, si tu veux vraiment de moi, sache que tu seras ma maison, mon repère… je reviendrais à chaque fois, je t’en fais la promesse. » J’avais besoin de lui dire ce que j’avais sur le cœur… quitte à être déçu par sa réponse.
Elle confirme ce que j’avais toujours pensé, tout au fond de moi-même… elle ne me demanderait pas de changer. Même si ce que nous avions autrefois lui faisait peur à l’époque, l’amour que j’avais pour elle n’allait pas à sens unique. Elle m’aimait… plus que je ne l’aurais cru, même. Parce que c’était ça le plus difficile au fond : vivre dans l’ignorance. Ne pas savoir si on fonde de l’espoir sur quelque chose qui n’existe pas; sur un mirage qui n’a jamais été… C’est ce qui m’avait hanté durant tous ces années. La belle avait brisé mon cœur en refusant ce que j’avais à lui offrir. J’avais perdu cette personne avec qui je pouvais être complètement moi-même, avec qui je n’avais pas à faire semblant d’être un homme bon et influent. J’avais perdu cette fille qui était ma meilleure amie, la personne avec qui j’avais vécu la plus belle proximité après la mort de ma mère. Et cette sauvageonne, cet esprit des bois incorrigible me suivait dans toutes mes frasques, surveillait mes moindres gestes. Pourquoi est-ce que j’étais tombé amoureux d’elle ? Je me l’étais longtemps demandé au fil des années, mais finalement, je crois qu’il n’y a pas réellement de raison. Enfin… il n’y a pas de raison bien précise. C’est plutôt un ensemble de circonstances qui créé une chimie entre deux personnes. Et pour moi, c’était viscéral. Impossible de m’en empêcher. Nous nous étions à peine rencontrés que j’étais amoureux de cette rouquine.
Elle s’allonge sur mes genoux et me raconte qu’elle a été au service de Barbe Noire. Ça me fait tiquer. J’ai entendu beaucoup d’histoire au sujet de ce pirate. Mais les histoires qu’on racontait sur les pirates étaient-elles toutes réelles ? Probablement pas… Ma Gràinne n’était pas cruelle et sans merci comme les pirates qu’on dépeignait dans les histoires racontées au coin du feu. Elle était courageuse, téméraire et féroce, mais elle n’était pas malveillante. Ils l’ont entraînée la nuit, alors que tout le monde dormait. Et alors qu’elle prononce ces mots, je l’imagine aisément manier l’épée et grimper au mât. Elle a toujours été aventurière. Mais serais-je vraiment tombé aussi passionnément amoureux d’une demoiselle en jupons ? Elle me raconte comme elle sent l’adrénaline couler dans ses veines, comme elle se sent libre, à bord du navire de son capitaine. Les doigts enfouis dans ses boucles enflammées, je ferme les yeux en tentant de m’imaginer sa vie parmi les pirates, sa vie sur les flots de la mer. Cette sensation de liberté ne m’est pas inconnue… Je la ressens chaque fois que je réussis à voler un truc, même lorsque c’est quelque chose de bien anodin. Enfant, c’était la fuite qui me procurait cette excitation. Au fond, Gràinne et moi n’étions pas bien différents.
Sa dernière question me fait ouvrir les yeux. Je soupire, cherchant les bons mots pour lui expliquer ce que je ressens. « Je te mentirais si je te répondais que ça ne me fait pas peur. Et j’ai pas envie de te raconter des conneries. Pas à toi… » Je regarde le plafond alors que je prononce ces paroles. La peur me tiraille. Et si elle décidait de repartir et de ne plus jamais revenir ? « Alors je t’avoue que oui, la peur me donne l’impression que je vais crever à chaque fois que je songe que tu puisses partir loin de moi. Mais tu as toujours été cette amazone sauvage et indomptable. C’est ce qui fait de toi celle que tu es. C’est ce qui fait de toi ma Gràinne, mon feu follet. Et on ne demande pas aux gens que l’on aime de changer. »
Ma main quitte sa chevelure. Je me gratte le menton du revers de la main avant de poser les yeux sur elle. « Tu sais qui je suis. Et je sais qui tu es. Je ne te demanderai pas de rester pour moi. Et je ne te mentirai pas en prétendant que l’inquiétude ne me déchirera pas chaque fois que tu partiras. Mais j’aurai toujours espoir que tu reviennes. On sait tous les deux qu’on ne vivra pas comme monsieur et madame Tout-le-monde. Et ça ne sert à rien de regarder vers l’arrière. Toi et moi, Gràinne O’Malley, on va vivre dans le présent. Et on va s’aimer comme s’il n’y avait pas de lendemain. » Impulsivement, je fonds sur ses lèvres, m’imprégnant de leur chaleur. J’avais attendu le moment où je serais réuni avec elle pendant si longtemps… la joie me submergeait avec une intensité dont je ne me rappelais pas. Comme une vague qui déferle et t’emporte dans le courant… Alors que mes lèvres frôlent les siennes, je ne puis m’empêcher de la serrer fort contre moi.
Ici je me sentais bien, je me sentais chez moi. C’était étrange d’avoir cet âge, et d’avoir eu l’impression de ne jamais être à la bonne place… ici, dans la maisonnette de Gabriel, au creux de ses bras ; je ressentais une totale sérénité. Il était mon ancrage, celui qui maintenait en vie sur cette île. J’aurais pu baisser les bras de nombreuses fois ; quand j’ai quitté le foyer familiale, quand j’ai vu cette femme légèrement vêtue derrière Gabriel cette nuit là ; cette galère que j’ai vécu sur le navire de Barbe Bleue… mais non, j’ai résisté. Quelque chose au fond de moi me disait que ce jour viendrait, celui où je saurais où est ma place. Ce soir c’était le cas, Gabriel était la seule personne qui pouvait me rendre heureuse… et même si je le savais depuis des années, aujourd’hui j’en avais l’unique conviction. Il était le seul homme aux cotés duquel je voulais vieillir, cette pensée me fit sourire – je me rappelais cette discussion avec Raygon qui me disait que d’ici plusieurs années je n’aurais plus cette chevelure de feu et cette fougue qui m’animait. Et pour cela, je voulais vivre à cent pour cent. Allongé sur le lit de Gabriel, la tête sur ses genoux, mon regard fixait le plafond. J’aimais la sensation de ses doigts dans mes boucles rousses, en fait… je n’ai jamais eu une telle proximité avec un homme de toute ma vie – enfin mise à part avec lui. Je lui racontais mon expérience à bord du Queen’s Revenge, mais aussi la sensation qui parcourait mes veines quand j’étais en haut du mât, les cheveux au vent, l’air qui me fouettait le visage. Pour rien au monde, je ne voudrais abandonner cette vie… mais je savais que Gabriel avait une réticence envers la piraterie – cette maudite addiction qui lui avait prit son père. Seulement, les choses étaient différentes pour moi – je lui reviendrais, à chaque fois. Je l’entends soupirer, mon cœur se serre de lui infliger un tel choix. Puis le son de sa voix résonne dans la petite pièce de vie, et je l’écoute avec attention, mon regard rivé sur l’expression de son visage. Ses paroles me touchent, elles sont sincères et remplies de vérité. Il a raison, nous ne sommes pas comme tout le monde… nous sommes différents et c’est bien pour cela que nous sommes fait l’un pour l’autre. Nous avons besoin autant l’un de l’autre, que nous avons besoin de notre liberté. Je n’ai pas vraiment le temps de lui répondre, en fait, je n’ai pas vraiment de mots pour qu’il comprenne mon ressentit. Je le laisse déposer ses lèvres contre les miennes, je l’embrasse avec passion comme j’aurais dû le faire depuis si longtemps. Je me redresse, tout en gardant nos lèvres scellées, mes mains se glissent dans son cou et je l’attire vers moi pour qu’il s’allonge à mes cotés. Je quitte quelques secondes sa bouche, pour planter mes iris dans les siennes. « Gabriel, je te fais la promesse de toujours te revenir. Ma vie n’a pas de sens sans toi. » Je marque une pause, mordillant ma lèvre inferieur avant d’ajouté une phrase qui me met mal à l’aise. « Je sais que je ne suis pas la première femme a partager ta couche… mais laisse-moi être la dernière ? » Il ignorait que je n’avais connu aucun homme durant toutes ses années. Inconsciemment, j’avais repoussé tous les hommes qui m’avaient fait des avances – pourtant je vivais dans un monde majoritairement masculin. Je ne voulais pas me donner à n’importe qui, non, surtout pas à ces pirates qui collectionnaient les femmes dès le pied posé sur la terre ferme. Gabriel était celui que j’aimais depuis des années, il était le seul avec qui je voulais être… le seul avec qui je me sentais prête. Je collais mes lèvres aux siennes, ma main caressant le contour de son visage, glissant mes doigts dans la barbe. J’oubliais toute la douleur physique, j’avais l’impression que mon cœur commençait à cicatriser. « Je suis à toi, entièrement à toi, Gabriel. » Prononçais-je sans pour autant quitter ses lèvres. Ma main descendit le long de son torse, passant sous sa chemise pour entrer en contact avec sa peau. Je sentais des frissons parcourir la peau de mes avant bras à ce contact. C’était la première fois que je ressentais cette sensation…
Elle répond à la caresse de mes lèvres avec ardeur. Elle se redresse sans quitter mes lèvres et m’attire pour que je m’allonge près d’elle, puis elle me promet de toujours revenir. Sa vie ne fait pas de sens sans moi, qu’elle me dit. Elle se mord la lèvre inférieure, légèrement mal à l’aise et déclare qu’elle sait ne pas être la première femme à partager ce lit avec moi avant de me demander subitement de la laisser être la dernière. J’ouvre la bouche, mais je ne parviens pas à trouver de mot à assez fort pour lui faire comprendre que, malgré ces autres femmes que j’avais connues, ç’avait toujours été elle. Les autres n’avaient servi que de distraction. Elles n’avaient été que des instants de répit qui avait comblé ce vide laissé par son absence. Chacun apaisait ses tourments à sa façon. Gràinne avait cru que j’avais une autre femme dans ma vie. Elle s’était défoulée en vivant cette existence d’aventurière dont elle avait toujours rêvé, une vie rythmée de nombreux rebondissements qui l’avaient probablement aidée à ne pas trop souvent repenser à nous. Moi, j’avais apaisé mes tourments en me noyant dans une existence de luxure, d’alcool et de violence. Parce que quand on est suffisamment engourdi, on ne ressent plus les affres de la tristesse et les cicatrices lancinantes laissées par une femme comme mon feu follet. « Je te le promets… C’est ce que j’ai toujours voulu, Gràinne, » soufflai-je en observant ses yeux couleur d’émeraude qui se plongeaient dans les miens. Mon coeur s’emballe. J’esquisse un sourire. Elle plaque de nouveau ses lèvres sur les miennes. Sa main caresse ma mâchoire. Les poils de ma barbe piquent sa paume. « Je suis à toi, entièrement à toi, Gabriel, » dit-elle entre deux baiser, sans interrompre le contact entre sa bouche et la mienne. Je sens sa main descendre sur le tissu de ma chemise et glisser sous l’ourlet, effleurant ma peau. Ses doigts sont brûlants, son toucher décuple tous mes sens. Les muscles de mes bras se crispent légèrement à chaque fois que la peau de sa paumes effleure mon ventre. Mon désir de la sentir près de moi, de la faire mienne, n’est pas bien difficile à constater.
Sans cesser de la goûter, je tire maladroitement sur les cordons qui attachent ma chemise. Malgré mon inconfort grandissant dans mon pantalon, je n’ose toucher à ma ceinture avant le bon moment. Le lit est étroit, mais Gràinne est menue et notre proximité n’est pas pour me déplaire. Laissant les cordons de ma chemise pendre, détachés, je laisse mes mains l’enlacer, effleurant le bas de son dos. J’avais envie de la sentir encore plus proche, de défaire le corsage de cette robe qu’elle portait, de sentir la chaleur de sa peau sur mes doigts… Mais je m’interromps dans ma lancée. Détachant mes lèvres des siennes, je la dévisage un moment, partagé entre mon envie de sentir sa peau contre la mienne, de la posséder toute entière et cette crainte sourde qui m’habite… celle de faire un faux pas, de la brusquer, de lui déplaire, de l’effrayer, de la voir partir encore une fois. Cette image de l’adolescente sauvage, de son regard rempli de colère qui se pose sur moi alors que je me tiens dans l’embrasure de la porte, de cette expression de trahison qui s’était dessinée sur ses traits avant qu’elle ne disparaisse en bondissant entre les arbres de la Forêt des Larcins… je ne pourrais jamais l’oublier. Le supporterais-je si elle devait me quitter sur une mauvaise note une fois de plus ? Probablement pas… J’avais déjà failli sombrer dans la folie par deux fois. Je n’avais pas envie de vivre quelques instants de désir fiévreux, quelques instants de plaisir, avant qu’elle ne réalise qu’elle avait fait une erreur en revenant vers moi, que je n’étais qu’un autre homme obsédé par la chaleur et la beauté des femmes, et qu’elle emmène avec elle cette étincelle d’espoir qu’elle venait de créer en moi. Je n’y survivrais sûrement pas. Mes doigts se glissent lestement dans la pointe de ses boucles alors que je déclare : « Je… arrête-moi si je vais trop loin, s’il te plait. Si je te demande ça, ce n’est pas parce que je n’en ai pas envie – loin de là. Mais on s’attend depuis tellement longtemps que je ne serai pas déçu si tu me dis que tu as envie de juste… rester là. Je n’ai pas besoin de prendre ton corps pour savoir que je t’aime et que tu es à moi, tu sais ? »