La mort de ses parents avait beau dater de plusieurs décénnies, je ne pouvais m’empêcher de songer que ce genre d’événements ne faisait pas partie de ceux qu’une personne puisse oublier, même après plusieurs centaines d’années d’existence. Si j’avais vu toute ma famille décimée par un prédateur marin juste sous mes yeux – je serais probablement morte aussi, parce que je n’aurais jamais pu terrasser la bête de la façon qu’il l’avait fait –, je ne crois pas que je m’en serais remise. Aodren avait beau être devenu un mercenaire, un truand qui exécutait les ordres des gens qui le payaient pour le faire, quel que soit cet ordre, j’aurais probablement réagi comme lui. Ou bien je serais devenue bien pire que lui. Ma réaction face aux aveux de ma mère en disait long sur ma façon d’agir… J’étais une créature impulsive. Je ne crois pas que ma tristesse m’aurait fait pleurer bien longtemps. Dans tous les cas, je ne crois pas que je serais la sirène que je suis aujourd’hui. Je ne serais pas au service de la princesse Valone et je ne fabriquerais pas des breloques scintillantes dans mes temps libres tout simplement pour m’amuser.
Lorsque je pris son visage entre mes mains, lui déclarant que je voulais adoucir son existence, son expression changea. Il déposa ses mains sur les miennes et déclara qu’il acceptait mon aide, mais qu’il refusait de me briser moi aussi. Je fronçai les sourcils, me demandant de quelle façon une personne pouvait bien en briser une autre. Il me demanda alors de lui promettre de partir et de ne plus jamais revenir si je devais m’aperçevoir qu’il était mauvais pour moi.
Comment aurais-je pu tenir une telle promesse ? Comment aurais-je pu fuir devant cette personne que je cherchais depuis plusieurs mois ? Comment aurais-je pu le quitter alors que je l’avais perdu et regretté pendant tellement d’années ? Même s’il s’avérait être un véritable poison pour mon existence… comment pourrais-je le repousser alors qu’il était la seule chose qui fasse un minimum de sens dans ma vie après cette trahison de la part de ma mère ? Alors qu’il était la seule amarre qui maintenait encore le tout ensemble ? Impossible. Je ne pourrais jamais partir et le laisser derrière. Pas maintenant que je savais que nous partagions notre sang. Aussi, je secouai la tête de droite à gauche en soufflant une réponse affirmative, le bleu de mes yeux se noyant dans les ténèbres des siens.
Il m’enjoint alors à le suivre, passant un bras autour de mon cou délicat, m’entraînant quelques instants jusqu’à un endroit non loin du port. Je sentais l’air salin familier m’effleurer le nez et je voyais les éclats argentés de la lune qui effleuraient la surface de l’eau derrière lui. La nuit était atrocement calme pour une ville comme Blindman’s Bluff. Je n’entendais plus les voix des fêtards de la taverne qui se noyaient dans l’obscurité. Aodren prit alors mes mains dans les siennes et plongea de nouveau ses iris noirs dans les miens. Je ne pouvais m’empêcher de constater à quel point nous étions différents. Il arborait un teint plus foncé, des cheveux bruns et des yeux d’encre alors que ma peau était pâle et nacrée, ma chevelure dorée et mes yeux clairs comme l’eau de la mer. Il était grand, fort et plein d’assurance alors que j’étais petite, toutes en courbes et maladroite. Il avait mené une existence sanglante et mouvementée alors que j’avais vécu des années tranquilles sous la surface de la mer, à me faire dorloter par ma famille et mes amis. Je vivais dans la soie alors qu’il devait, comme la plupart des humains, trimer très dur pour survivre. Nous étions les deux moitiés d’un tout. Et plus jamais je ne pourrais le laisser partir.
Il déclara alors : « Maintenant que tu as accepté de me laisser faire partie de ta vie, je voudrais que tu laisses une chance à ta mère de se racheter. » L’espace d’un instant, je voulus répliquer, les pensées se bousculant dans ma tête alors que je sentais cette colère coriace m’envahir. Mon tempérament de petite peste gâtée pourrie s’apprêtait à refaire surface, mais il fit redescendre ma colère d’un petit geste qui m’encouragea à écouter ce qu’il avait à dire. Il mentionna que notre père était un homme génial que je ne pourrais malheureusement jamais connaître, mais que j’avais de la chance de toujours avoir une famille. « Je ne te dis pas de lui pardonner instantanément ses erreurs, mais ne la chasse pas de ta vie. Dans quelques siècles, tu le regretteras amèrement. » Il n’avait pas tort. Nos vies étaient très longues et je ne pourrais pas toujours en vouloir à ma mère pour m’avoir menti. « Et puis… peut-être qu’un jour, je pourrais la rencontrer ? » demanda-t-il en pouffant de rire.
Je songeai alors à la réaction de ma mère si je lui demandais de rencontrer Aodren. Accepterait-elle de le voir comme mon frère ? Elle m’avait avoué mes origines alors qu’elle était complètement dans les vapes à cause d’algues euphorisantes. Quand je lui avais reparlé des événements le lendemain des faits, elle avait d’abord voulu nier le tout avant que mon regard lui fasse comprendre que je ne démordrais pas ma version. Elle s’en voulait. Ce n’était pas son genre de fréquenter un homme marié. Je me pris à penser qu’elle avait dû finir par croire à ses propres mensonges à mesure que les années passaient. Avec le temps, elle avait dû réussir à se faire croire que cet homme qui avait partagé sa vie et qui était décédé était véritablement mon père.
« J’essaierai de lui pardonner. C’est difficile… toute ma vie je m’étais fait cette image de cet homme qu’elle disait être mon père… et en quelques instants, elle a tout détruit. Je me rappelle de ton – notre père, tu sais. Je me souviens qu’il avait toujours l’air heureux. Ta mère et lui travaillaient fort pour faire fructifier vos terres. Ç’a été un grand choc d’apprendre ce qui s’était passé. » Je m’interrompis quelques instants, pesant mes mots du mieux que je le pouvais. « Un jour, je t’emmènerai la recontrer. Je ne crois pas que ma soeur t’accueillera à bras grands ouverts, ma mère finira par se faire à l’idée. »
Je jetai un coup d’oeil vers la mer. Je m’y étais toujours sentie plus à mon aise que sur la terre ferme. « Je devrai bientôt y retourner… lui dis-je. Mes devoirs auprès de la princesse m’attendront demain matin. »
« Forget about your house of cards and I'll do mine. Fall off the table, get swept under. Denial, denial. The infrastructure will collapse. Voltage spikes»
Une soirée hors norme. Une soirée libératrice où Aodren s'était enfin délesté d'un secret trop lourd pour lui. Sa petite soeur, Isis, était désormais au courant. Elle avait eu un peu de mal à accepter la nouvelle mais désormais, ils se baladaient au clair de lune, discutant de cette famille qu'ils s'autorisaient à imaginer. Le mercenaire ne craignait qu'une seule chose : déteindre sur sa soeur ou pire, lui attirer involontairement des problèmes. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il lui promit de ne pas la tirer vers le bas, le triton n'hésiterait pas à fuir sans laisser de traces pour qu'Isis puisse vivre paisiblement. Cependant, la jeune femme ne semblait pas prête à laisser filer ce frère qu'elle avait si ardemment recherché sous l'océan et sur la terre ferme.
Aodren tenta aussi de faire comprendre à sa soeur que la famille était importante. La rancoeur qu'elle gardait pour sa mère, elle ne s'envolerait pas du jour au lendemain mais l'homme espérait qu'un beau matin, Isis parvienne à la surmonter. Sa mère restait la seule et unique. Et Isis devait comprendre que l'avoir encore auprès d'elle était une chance. La sirène était fâchée, vexée et blessée dans ses sentiments les plus profonds. Aodren pouvait le comprendre et n'exigeait certainement pas d'elle qu'elle agisse dans l'instant. Il espérait simplement pouvoir la convaincre de ne pas fermer totalement la porte à une amélioration future. Son commentaire à propos de sa soeur fit sourire Aodren.
- Je tâcherai de me faire apprécier.
Après tout, le triton était doué avec les mots et savait se faire aimer quand il le désirait. Cela faisait aussi partie du métier ! Parfois, il fallait gagner la confiance des cibles pour mieux les piéger. Cette fois, Aodren n'avait l'intention de piéger personne mais il pourrait user de son charme pour convaincre la soeur d'Isis et sa mère qu'il était bénéfique dans la vie de la sirène.
Il suivit le regard d'Isis se perdant dans les vagues. Là-bas, quelque part très loin là où aucun oeil humain n'a jamais pu voir, un autre univers attendait Isis. Un monde sous-marin auquel elle appartenait tellement plus qu'Aodren. D'ailleurs, la jeune femme se sentit rappelée à ses obligations. L'assassin acquiesça du menton silencieusement. L'heure des au revoir avait déjà sonné. Il s'approcha d'elle et lui prit la main puis la fixa droit dans les yeux.
- Je suis heureux qu'on ait enfin eu cette conversation. Je dois aussi y aller mais j'espère te revoir très vite, tu sauras où me trouver ...
Aodren lui esquissa un petit sourire et lui adressa un petit clin d'oeil complice avant de s'éloigner. Un jour peut-être, l'homme parviendrait à se départir de cette carapace de béton qui l'empêchait de se montrer plus expansif. Un jour peut-être, Isis parviendrait à lui arracher quelques mots venant du coeur. Pour l'heure, ils venaient à peine de se retrouver et Aodren avait besoin de temps. Mais sa soeur avait directement pris une place extrêmement importante à ses yeux, il ne comptait plus l'abandonner ou vivre comme si elle n'existait pas. Désormais, elle comptait pour lui.
Le mercenaire disparut au coin de la rue, n'entendant qu'un vague bruit de plongeon au loin. Isis devait être en chemin pour retrouver les autres. Aodren s'en retournait pour sa part à son sombre quotidien. Mais une chose était sûre, rien ne serait plus comme avant désormais.