Elle avait enfilé cette magnifique robe bleu poudre qu’une amie lui avait offerte et les jolies chaussures ornées de perles. Cette couleur lui allait à merveille. Le bleu pâle allait si bien avec la couleur de ses yeux, elle faisait ressortir son teint de porcelaine. Elle avait tressé sa longue chevelure dorée qu’elle laissa retomber lourdement sur son épaule gracile, et avait passé des rangs de perles qu’elle avait trouvées dans la mer. Parfaite pour l’occasion.
Il faut dire qu’il ne manquait pas de charme, ce mercenaire qu’elle avait engagé pour retrouver son demi-frère. Assez grand, solidement bâti, il arborait une chevelure sombre. Les poils qui poussaient sur ses joues et son regard profond lui conféraient une allure sérieuse et quelque peu sévère. Isis aurait aimé voir à quoi il ressemblait lorsqu’il souriait, mais étant donné son statut de mercenaire, elle n’avait pas osé faire de commentaire à propos de son expression faciale.
La nuit était tombée sur l’île. Isis n’avait pas l’habitude de s’aventurer sur la terre ferme lorsque le ciel s’obscurcissait. Dans son corps de femme, elle se sentait exposée... vulnérable. Elle traversa Blindman’s Bluff pour se retrouver devant la taverne de l’aigrefin où elle avait rencontré le mercenaire pour la première fois. Elle n’aimait pas particulièrement l’endroit. C’était sombre, ça ne sentait pas très bon et la fumée des pipes que fumaient ces messieurs rendait l’atmosphère particulièrement étouffante. Les gens qui s’y trouvaient à cette heure tardive ne lui inspiraient pas confiance. Et si l’un d’entre eux la suivait alors qu’elle regagnait la plage? Il valait mieux surveiller ses arrières dans un tel endroit.
Isis chassa ces pensées saugrenues de son esprit, ses pinça les joues et entra dans la taverne d’un pas décidé. Avec assurance, elle se dirigea vers l’une des tables isolées, tout au fond de l’établissement, et commanda du vin. Ça lui semblait convenable.
Depuis cette première fois où elle avait mis les pieds dans une taverne, Isis éprouvait une fascination profonde pour l’alcool. On n’avait pas d’alcool chez les Sirènes et les Tritons. La seule chose qui puisse y ressembler, de près ou de loin, c’étaient ces algues euphorisantes comme celles qu’avait mangé sa mère le soir où elle lui avait révélé la vérité sur sa naissance.
La naïade s’assit donc sur le petit tabouret et attendit. Ils avaient convenu de se rencontrer au bout de deux semaines. L’avait-il oubliée? se demanda-t-elle. Heureusement qu’elle ne l’avait pas déjà payé. Avait-elle mal compté les jours? s’interrogea-t-elle soudain, en tentant de faire le compte.
Au bout d’un moment, Isis s’impatienta. Elle se mit à taper du pied sur le plancher de bois. Appuyant son menton dans la paume de sa main, elle regretta la confiance qu’elle avait accordée à Aodren pendant un moment. Elle soupira bruyamment.
« Vous avez l’air bien seule, ma p’tit dame! » se gaussa un homme peu ragoûtant en s’approchant de sa table. Isis haussa les sourcils, jetant un regard interrogateur à l’individu.
« Je peux vous aider? fit-elle, légèrement énervée. – Vous voulez un autre verre? Du whiskey, p’t’être? »
Isis haussa les épaules et accepta d’un mouvement de la tête. Est-ce que je vous ai dit que cette petite sirène aimait l’eau-de-vie? Presqu’autant que les pirates. L’alcool enlève les inhibitions. Elle lui retirait ses barrières. Isis n’était pas naturellement timide, certains disaient d’elle qu’elle était odieuse à cause de son honnêteté mesquine, mais elle savait garder certaines pensées pour elle-même.
Après plusieurs minutes, la naïade quitta son compagnon et se dirigea droit vers l’orgue où une jolie demoiselle faisait aller ses longs doigts sur les touches. Elle regardait ses doigts danser avec amusement.
« Comme vous êtes adroite, s’écria-t-elle en affichant un large sourire, sa vue s’embrumant légèrement. On n’a pas ce genre d’instruments d’où je viens, vous savez... »
« Forget about your house of cards and I'll do mine. Fall off the table, get swept under. Denial, denial. The infrastructure will collapse. Voltage spikes»
Le bois chaud sous la paume de sa main. De l’autre côté, les effluves d’alcool se mélangeaient à l’odeur de sueur et de parfums douteux. Aodren hésitait. Derrière cette porte, l’attendait une vérité qu’il avait reçu en pleine tronche comme une énorme gifle. Isis était tombée du ciel ou plutôt sortie de l’océan, du jour au lendemain. Elle s’était présentée, armée de ses iris d’un bleu déroutant et de son air malicieux, elle s’était plantée devant Aodren et lui avait expliqué qu’elle recherchait son demi-frère. Demi-frère qui s’avérait être lui-même. Le jeune homme l’avait compris aussitôt qu’elle lui avait expliqué les détails de l’histoire. Si tout fut plus flou que jamais au départ, le mercenaire comprit qu’il ne pouvait pas faire comme si de rien n’était. Cette sirène, elle le recherchait lui ! Quelqu’un sur Neverland, prenait la peine de faire des efforts pour le retrouver.
Depuis des années, Aodren se considérait comme l’ultime membre de sa famille. Orphelin trop tôt, sans doute aurait-il pu être aidé par des proches s’il l’avait réellement voulu. Le père d’Eäriel par exemple, s’était montré particulièrement assidu dans la recherche du jeune garçon. Cependant, la perte de ses géniteurs l’avait beaucoup trop perturbé pour qu’il regarde en arrière. La ferme, la vie sous-marine, tout ça, c’était du passé. Désormais qu’il considérait cette période de sa vie comme révolue, enlisée dans les limbes de son esprit, Isis venait tout déterrer. Le temps était tellement insignifiant pour les êtres éternels qu’ils étaient, tôt ou tard, Aodren aurait dû se douter que son passé reviendrait le saluer. Il ne s’était tout simplement pas attendu à ce que celui-ci prenne les traits d’une jeune sirène.
Aodren avait un millier de questions à lui poser. Lui qui avait toujours cru que son père et sa mère étaient profondément amoureux, peut-être sa vision des choses s’étaient embellies avec le temps ? Son père avait visiblement été voir ailleurs alors, il y avait anguille sous roche. De plus, Isis n’avait rien d’une fille de ferme. Elle avait une allure fière, ses mains n’avaient rien de celles d’une travailleuse. Aodren secoua la tête, il devait affronter la réalité. Il poussa la porte et entra dans la taverne de l’Aigrefin.
Il ne mit qu’une seconde à la repérer, debout à côté de l’orgue et d’une fille qui en jouait assez bien, à dire vrai. Aodren rejoignit les deux demoiselles et intercepta quelques bribes de la conversation. Ses yeux s’écarquillèrent quand il entendit les mots franchir les lèvres de la sirène. Aussitôt, le triton vint passer un bras autour des épaules d’Isis et s’adressa à l’autre femme en souriant.
- Excusez-la, quand elle boit, elle perd toute notion de temps et d’espace …
Aodren attira Isis avec lui vers une table, l’empêchant d’aggraver la situation. Les tavernes avaient peut-être l’air d’endroits agréables aux yeux des innocents. Et il est vrai que ces lieux de détente pouvaient être fort appréciables … mais pas si on avait le malheur de mettre les pirates en rogne. Et pour ça, rien de pire que d’évoquer la présence d’une sirène ou d’un triton parmi les leurs. Aodren s’installa face à Isis et lui fit signe de se taire. Discrètement, il jeta un regard d’ensemble à la pièce pour vérifier si personne n’écoutait leurs conversations. L’assassin, fort de son expérience, remarqua aussitôt deux paires d’oreilles qui traînaient dans leur coin.
- Alors Winnifred, je te retrouve encore à déblatérer des âneries dans des tavernes ?
Le triton fit discrètement signe à Isis de jouer le jeu. Le mercenaire aurait pu gérer deux adversaires mais se battre et protéger une tierce personne en même temps, cela relevait des défis les plus ardus. Et vraisemblablement, Isis ne paraissait pas être une combattante aguerrie. Aodren sentit les pirates se détendre à mesure que leurs conversations reprenaient des fluctuations naturelles et qu’ils se remettaient à chantonner et à rire à gorge déployée. Enfin, Isis et lui pouvaient avoir une vraie conversation. L’assassin lui jeta un regard presque furieux. Elle se mettait inutilement en danger et il n’appréciait pas ce comportement. Cela dit, Aodren n’avait aucun droit de lui faire une critique … après tout, il n’était pas son frère. Tout du moins, pas à ce qu’elle, elle en savait.
- J’ai de bonnes nouvelles pour vous. J’ai retrouvé votre frère. Cependant, il m’a demandé de vous poser quelques questions au préalable … avant d’envisager une suite aux évènements.
Aodren nageait dans l’inconnu. Il improvisait, tout simplement. Isis méritait de connaître la vérité mais qui pouvait lui dire qu’elle ne se vexerait pas en apprenant qu’il ne lui avait pas dit qui il était sur le champ ? Le triton avait besoin de plus. Plus de temps, plus de réflexion et surtout plus d’informations.
- Tout d’abord … je suppose que vous n’êtes plus fille de ferme. Comment en êtes-vous arrivée là où vous en êtes aujourd’hui ? Et quelle est cette situation exactement ?
Son ton était très protocolaire mais Aodren refusait de laisser transparaître des sentiments. Isis ne devait pas se douter de quoi que ce soit, pas avant qu’il ait décidé si oui ou non, il ferait tomber le masque.
Son cœur fit un bond lorsque le mercenaire enlaça ses épaules pour la trainer avec lui à une table. Elle n’avait pas particulièrement envie de s’asseoir. Elle avait déjà passé de longues minutes assise, là-bas, à l’attendre. Elle sourit en souvenant de s’être pincé les joues avant d’entrer dans la taverne de l’Aigrefin; ses joues devaient être bien roses maintenant, avec tout cet alcool qu’elle avait bu. L’atmosphère dans la taverne était de plus en plus étouffante. Elle s’éventa de la main pendant qu’Aodren jetait un long regard autour d’eux, mais le regard sombre qu’il posa sur elle la glaça étrangement, comme s’il l’avait prise en faute... Ça lui rappela le regard que sa mère lui jetait parfois lorsqu’elle faisait quelque chose qu’elle n’aurait pas dû faire, lorsqu’elle posait trop de questions ou lorsqu’elle lui faisait honte, pour une raison ou pour une autre.
Winnifred? Isis faillit bien pouffer de rire en entendant le mercenaire l’appeler ainsi. Quel prénom ridicule. Ça faisait un surnom mignon. Winnie. Mais ce n’était pas très gracieux comme patronyme. Distraite et avinée, la sirène tenta de s’imaginer à quoi pourrait bien ressembler une Winnifred. Elle imaginait une jolie fille blonde et un peu simplette. Le genre de fille qui faisait toujours des gaffes, peu importe les efforts qu’elle mettait dans tout ce qu’elle accomplissait.
Le cours de ses pensées fut interrompu par le mercenaire qui lui faisait discrètement signe de jouer le jeu. Elle se racla la gorge et déclara :
« Je suis désolée, Adémar, comme je suis stupide... je n’aurais pas dû accepter tous ces verres. Je deviens tellement stupide quand je bois. »
Les buveurs aux alentours semblèrent se désintéresser brusquement lorsqu’elle glissa sa main dans celle d’Aodren avec un sourire enjôleur. S’ils pensaient qu’ils étaient ensembles, personne ne viendrait les embêter.
Elle tressaillit lorsqu’il lui annonça qu’il avait trouvé son frère, mais se sentit tout de même irritée qu’il ressente le besoin de lui poser des questions avant de la retrouver... Quand elle avait appris ses véritables origines, Isis n’avait pas hésité un instant : si son demi-frère était vivant, elle devait le retrouver. Pas un instant elle n’avait songé à la personne qu’il pouvait être devenue. C’était plutôt égoïste de sa part, mais Isis avait toujours été fougueuse. Bien sûr, sur le coup, une kyrielle de sentiments l’avaient traversée... elle en voulait à sa mère, elle était dégoûtée d’être amoureuse de cet ami qu’elle avait perdu qui était en fait son frère, elle était triste de ne jamais avoir eu l’occasion de connecter avec son vrai père qui avait vécu si près d’elle pendant plusieurs années, mais pas un instant elle n’avait pensé que son ami puisse être devenu un fourbe, un tueur, ou une mauvaise personne en général. Elle agissait fréquemment sans penser. Cette quête qu’elle s’était fixée en était la preuve.
À cet instant, elle réalisa qu’elle ne savait pas du tout à quoi s’attendre. Plus de cent années étaient passées depuis la dernière fois qu’elle avait posé le regard sur son ami l’anguille électrique. Que se passerait-il s’ils découvraient que leurs personnalités n’étaient pas du tout compatibles? Que se passerait-il si son demi-frère la détestait? Isis se remémora à quel point elle avait changé depuis qu’elle avait grimpé vers l’aristocratie. Si elle était autrefois une naïade gentille, innocente et désintéressée, elle était devenue une peste capricieuse, gâtée et opportuniste.
Le regard d’Aodren chassa ses sombres pensées. Elle ne saurait jamais tant qu’elle ne rencontrerait pas son demi-frère en personne. Elle décida donc de faire preuve d’optimisme et de répondre aux questions du mercenaire. Advienne que pourra, décida-t-elle.
« C’est arrivé quand ma mère s’est marié avec Noam, » expliqua-t-elle.
Elle raconta au mercenaire la façon dont sa mère et Noam s’étaient rencontrés et lui expliqua que le statut du nouvel époux de sa mère leur avait permis de quitter la ferme pour aller vivre plus près de la ville. Elle en arrivait à son nouveau rôle auprès de la princesse lorsqu’elle s’interrompit brusquement. Elle tira sur la manche d’Aodren et souffla :
« Est-ce prudent de parler de tout cela ici? Je ne veux pas vous mettre dans l’embarras... »
Oui, à cette heure de la soirée la plupart des gens présents dans la salle étaient solidement avinés et elle savait qu’Aodren savait se défendre, mais on ne parlait pas de sa vie dans l’océan au beau milieu de pirates en état d’ivresse...
« Forget about your house of cards and I'll do mine. Fall off the table, get swept under. Denial, denial. The infrastructure will collapse. Voltage spikes»
Sa demi-soeur paraissait bien enjouée, l'alcool avait un effet euphorisant sur elle. La demoiselle alla s'assoir sans trop opposer de résistance à Aodren. Ils prirent place et le triton s'assura de brouiller les pistes en inventant un prénom à Isis. Heureusement, la sirène joua le jeu. Le patronyme qu'elle lui choisit lui fit arquer un sourcil, il n'avait clairement pas une tête à s'appeler Adémar ! Cela dit, Isis n'avait pas une tête de Winnifred non plus. C'était donc probablement de bonne guerre. Il esquissa un sourire et la laissa lui prendre la main, désintéressant pour de bon toutes les oreilles attentives aux alentours.
Isis concéda à répondre à ses questions, lui expliquant que sa mère avait épousé un certain Noam. Le visage d'Aodren s'assombrit brutalement quand il réalisa que si les choses avaient changé pour Isis et sa génitrice, c'était tout simplement car leurs parcelles de terres cultivables avaient doublé de volume en gagnant la ferme voisine. Sa ferme. Durant quelques secondes, le jeune fermier qu'il avait été fut révolté. Mais la seconde suivante, Aodren redevint le mercenaire qu'il était aujourd'hui. Qu'importe ce qu'il était advenu de son lieu de naissance et de vie durant l'enfance. Désormais, tout avait changé et c'était peut-être mieux comme ça.
- Je suppose qu'il sera content d'apprendre que tout se soit bien passé pour vous.
Il acquiesça d'un faible hochement de tête. Son existence avait été ruinée et il était devenu une épave suite à la perte de sa famille. Au moins, cela avait pu servir en positif à quelqu'un d'autre. Tout n'avait pas été en vain. Soudain, Isis s'interrompit et lui tira sur la manche. La belle souleva un point crucial : parler de tout ça en ces lieux était une horrible idée. C'était même ce qu'il lui avait reproché de faire quelques minutes plus tôt ! Et le voilà qui la poussait à déblatérer sur son existence sous-marine. Aodren secoua la tête et se ressaisit, sa curiosité ne devait pas passer avant la sécurité de sa soeur.
- Je m'excuse, c'était idiot de ma part.
Le mercenaire ne pouvait cependant balayer la masse d'informations qu'il avait reçue d'un coup. C'était comme s'il assemblait un puzzle dont il venait à peine d'ouvrir la boîte mais qui avait toujours fait partie de son existence, caché sur une étagère trop haute pour lui. Aodren ignorait jusqu'où il irai mais Isis avait le droit de savoir. Elle s'adressait en cet instant même à ce frère qu'elle recherchait mais elle l'ignorait et par rapport à elle, cela n'avait rien de juste. Cela étant, Aodren ne pouvait lui larguer cette nouvelle de but en blanc, sans y mettre un peu de délicatesse. Le mercenaire n'était pas très doué dans ce domaine, pour une fois, il ferait un effort.
- Avant de vous en révéler davantage, je voudrais que vous sachiez que votre frère n'a pas eu le même style d'existence que vous. Après le décès de ses parents, il a beaucoup changé. Trop, même.
Aodren sentait la situation lui échapper peu à peu comme lorsqu'on tient un objet du bout des doigts, sachant pertinemment que le moment viendra où la chose glissera d'un centimètre de plus et ... BOUM.
- Ce que je veux dire par là c'est que ... ses choix ont parfois été douteux et qu'il vous faut garder l'esprit ouvert si vous tenez vraiment à nouer un lien avec lui.
Le triton croisa les doigts sur la table et releva le regard pour fixer Isis droit dans les yeux. Ce bleu déconcertant le prit de court. C'était plus difficile à avouer que prévu. L'assassin fronça les sourcils un instant puis se ressaisit, il n'avait rien à perdre. Quelques semaines plutôt, il se croyait encore seul au monde et même si sa soeur prenait mal le fait qu'il soit un mercenaire ... au moins, elle serait toujours là et elle resterait sa seule famille.
- Faut que je t'avoue quelque chose qui risque de ne pas trop te plaire. Celui que tu cherches, c'est moi.
Aodren baissa les yeux, se sentant à la fois gêné et soulagé. Il redoutait la réaction d'Isis mais en même temps, un poids venait de s'ôter de ses épaules. Désormais, c'était à elle d'être écrasée de surprise ... chacun son tour.
De l’air. Où était passé l’air dans cette foutue taverne?!
Isis ne s’attendait pas du tout à cela. Sa gorge se serra. C’est comme si le sol s’était dérobé sous ses pieds si joliment chaussés. Déstabilisée, elle s’accorcha au rebord de la table, ses yeux solidement ancrés dans les yeux d’Aodren. Toujours pas d’air. Elle sentait le sang monter à son visage. Elle sentait les larmes brûler ses prunelles si claires.
« J’ai… je ne… j’ai besoin d’air! » souffla-t-elle.
Elle sauta sur ses pieds chancelants et sortit de la taverne.
L’air. Froid et tranchant. Il fit lever de petits poils sur ses bras et ses jambes, nues sous sa robe. Isis avait découvert avec surprise que l’air devenait frais sur la terre lorsque la nuit étendait son voile sur l’île. L’océan ne fonctionnait pas de cette manière. Plus on s’approchait de la surface, plus l’eau devenait chaude et agréable. Même la nuit, l’eau en surface était encore chargée des rayons du soleil. C’est à l’aube qu’elle était à son plus froid. Puis le soleil revenait et la chaleur se ramenait avec lui. La seule exception, ç’avait été lors de la longue nuit. Comme la mer était devenue froide… Isis n’était pas prête à l’oublier.
Chancelante et peu assurée sur ses petites jambes, elle tituba vers le côté du bâtiment et s’adossa au mur. Mais qu’est-ce qui clochait chez elle? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond dans sa tête?! Depuis sa naissance, elle n’était jamais tombé amoureuse de qui que ce soit. Elle n’avait ressenti des sentiments étranges que pour deux hommes depuis sa tendre enfance… Toute petite, elle nourrissait un béguin inavoué pour son meilleur ami. Son anguille électrique. Par la suite, il était disparu. Son cœur s’était brisé lentement. Puis elle avait appris que cet homme était en réalité son demi-frère. Puis elle avait engagé Aodren pour le retrouver. Le bel Aodren. Cet homme pour qui elle s’était habillée ce soir. Celui qu’elle avait voulu captiver, qu’elle avait espéré séduire.
Qu’est-ce qui clochait chez elle? Pourquoi était-elle si irrésistiblement attirée par cet homme qui était son sang? Devait-elle rire ou pleurer? Elle n’en savait absolument rien.
Avait-elle manqué son unique chance d’apprendre à connaître ce membre de sa famille qu’elle croyait avoir perdu pour toujours? Elle se secoua et se remit brusquement sur ses pieds. Mais en passant le coin de la taverne, elle entra en violente collision avec le corps d’une autre personne…
« Forget about your house of cards and I'll do mine. Fall off the table, get swept under. Denial, denial. The infrastructure will collapse. Voltage spikes»
Envolée. En quelques mots, Isis s'en était allée. Elle avait manqué d'air, il lui avait fallu s'en aller. D'un bond, la sirène s'était jetée sur ses pieds et s'était précipitée au-dehors. Aodren n'avait pas tenté de la retenir. Il s'attendait à une telle réaction. Isis avait l'air d'être quelqu'un de bien, une sirène qui était parvenue à atteindre une vie agréable. Lui, il n'était pas quelqu'un qu'on aurait eu envie de fréquenter. Il était un mercenaire, une lame au service de tout un chacun. Isis avait probablement espéré bien mieux quand elle avait rêvé de retrouver son frère. Autre chose qu'un tueur, qu'un chercheur d'or. Aodren se sentait tout à coup à la fois écroulé et soulagé. Au moins, il n'avait plus à mentir.
Cette seule famille, cette ultime personne chère à son coeur, elle venait de partir. Ce vide immense qu'elle laissait derrière elle, Aodren ne le comprenait pas. Isis, il la connaissait depuis trop peu de temps pour ressentir une telle peine face à son désarroi. Elle n'aurait pas dû l'atteindre à ce point. Pourtant, c'était le cas. Le triton s'en voulait atrocement de ne pas être à la hauteur des attentes de la demoiselle et il regrettait amèrement de ne pas être un autre, quelqu'un de mieux.
D'un bond, il se propulsa aussi sur ses pieds. Il fallait qu'il la rattrape. Qu'il lui parle. Isis n'avait pas trouvé ce frère parfait qu'elle avait peut-être espéré mais Aodren restait présent. Il ne voulait pas tout perdre, il ne voulait la perdre. Le mercenaire se précipita à l'extérieur à son tour mais ne vit aucune silhouette, la nuit lui répondit d'un silence long et significatif. Désabusé, il tourna les talons. Un corps entra alors brusquement en contact avec le sien. Machinalement, Aodren tendit les bras pour éviter à l'autre personne de tomber. Ses yeux chutèrent alors sur le visage aux hautes pommettes et aux yeux d'un bleu si intense d'Isis. Sans lui demander son avis, le mercenaire l'attira contre lui et l'enlaça quelques instants.
- Je sais que j'aurais dû te le dire plus tôt. Je voulais simplement pas que tu t'enfuis en courant ...
Aodren baissa la tête et relâcha Isis. Elle avait le droit de connaître la vérité et il s'en voulait de la lui avoir cachée. L'homme se sentait bizarrement bien, il avait l'impression d'avoir retrouvé sa soeur. D'avoir enfin obtenu une raison de redevenir celui qu'il avait été autrefois. Une raison de faire mieux que ce qu'il avait fait durant des siècles. Aodren adressa un petit sourire à Isis et tendit la main vers elle, lui laissant le choix de poser sa paume pâle dans la sienne ou au contraire, de le laisser là.
- On a encore tellement de choses à se dire, Isis.
Il la fixait longuement. Désormais, c'était son choix. Et quoi qu'elle décide, Aodren se rangerait à cette décision. Il avait pris le parti de ne pas lui révéler tout de suite son identité mais il respecterait la volonté de sa soeur. Quand bien même celle-ci déciderait de l'envoyer paître et de ne plus jamais le revoir ...
Pour la première fois depuis qu’elle s’était mis en tête de le retrouver, Isis ressentit une pointe de culpabilité et de frustration envers elle-même. Pas une seule seconde elle n’avait pensé à ce que son demi-frère avait vécu, à toutes les choses à travers lesquelles il pouvait être passé depuis qu’il avait quitté l’océan. Et elle n’avait pas l’impression d’avoir plus de chemin que lui pour réussir à faire fonctionner leur relation fraternelle. Elle avait plutôt l’impression qu’elle aurait beaucoup de chemin à faire pour cesser de se soucier constamment d’elle-même pour s’ouvrir aux sentiments que les autres pouvaient ressentir et aux problèmes qu’ils pouvaient vivre.
« Je les ai vus se faire dévorer, Isis. » Sa voix vibrait de détresse. La naïade n’osait même pas songer à ce qu’aurait été sa réaction si elle avait dû assister à un tel spectacle. Pendant un instant, des images surgirent dans son esprit… l’ombre d’un prédateur des mers, les cris de sa sœur, de sa mère et de Noam. Elle se secoua. Aodren avait eu le courage de partir. Il avait eu le courage d’oublier celui qu’il était, de devenir quelque d’autre, de repartir à zéro pour atténuer le désespoir qui le déchirait. Jamais Isis n’aurait su avoir autant de force. Elle serait probablement morte de désespoir. Elle n’aurait pas survécu à un tel drame.
Et alors qu’il lui confiait sa peine, elle sentait le cœur de son demi-frère se morceler en petites pièces, comme un navire sur le point de sombrer dans les profondeurs de la mer. Elle attrapa sa main et la serra entre ses doigts froids. « Je suis désolée… je n’ose même pas imaginer ce que je serais devenue si j’étais passé à travers une telle épreuve, » souffla-t-elle en scrutant le sol devant eux alors qu’ils marchaient lentement dans les rues des Blindman’s Bluff. Elle soupira : « Je me sens bien enfantine maintenant que tu m’en parles. Mes problèmes sont bien futiles par rapport à ce que tu as vécu… »
Elle resta silencieuse pendant de longues secondes alors qu’ils naviguaient dans les rues sinueuses de la ville. Isis n’en avait pas l’habitude, mais elle mesurait ses mots, pesant chaque parole qu’elle s’apprêtait à lui dire. Elle était d’un ordinaire spontané et léger, mais elle n’avait pas envie de tout gâcher. À cause de ce secret que sa mère avait gardé pendant des centaines d’années, elle avait perdu sa famille. La simple vue du visage de sa mère la révulsait, la mettait en colère. Chaque fois qu’elle croisait Noam près de la demeure royale, il semblait mal à l’aise. Il n’osait pas lui demander de pardonner sa mère, mais il ne voulait pas non plus l’ignorer… Quant à sa sœur, la dernière fois qu’elles s’étaient adressé la parole, elle lui avait reproché de tourner le dos à leur mère pour quelque chose qu’il lui était impossible de changer.
Aodren était tout ce qu’il lui restait. Ophélie lui avait brisé le cœur en disant que sa rancune était injustifiée et que l’identité de son père était futile puisque, d’une façon ou d’une autre, celui qui l’avait engendrée était décédé depuis longtemps.
Elle prit le visage d’Aodren entre ses mains et planta son regard bleu pâles dans les yeux vert du triton : « J’aimerais te dire que tout va finir par s’arranger maintenant que je suis là, mais toi et moi, on sait que ce genre de blessure ne disparaît pas du jour au lendemain. Ces souvenirs qui te hantent, cette plaie qui te déchire, elle cicatrisera lentement. Laisse-moi être là pour toi, laisse moi te faciliter les choses, nettoyer ta blessure pour éviter que l’infection ne s’y installe et qu’elle puisse guérir plus aisément… » Elle piétina un peu, ayant l’impression de mal exprimer ce qu’elle tentait de lui dire. « Ce que je veux dire, c’est que j’aimerais t’aider. Et je ne te demande pas de changer. Pas pour moi, pas pour me plaire. J’aimerais t’aider à devenir la personne que tu aimerais être. J’aimerais que tu sois heureux, comme avant… »
Lentement, elle relâcha son visage et porta son regard devant elle, continuant sa lente marche dans les rues de Blindman’s Bluff. Pour lui, elle aurait voulu revenir en arrière. Elle aurait voulu revenir à ce jour où la créature marine avait attaqué la ferme de ses voisins. Elle aurait voulu sonner l’alerte avant que la bête ne s’attaque à eux. Elle aurait voulu revenir dans le temps pour pouvoir tout arranger. Mais la vie ne fonctionnait pas comme ça. La vraie vie était semée d’embûches et de coups durs. Et tout ce qu’ils pouvaient faire, eux, c’était tomber, se relever et se battre pour devenir encore plus forts.
« Forget about your house of cards and I'll do mine. Fall off the table, get swept under. Denial, denial. The infrastructure will collapse. Voltage spikes»
Sa réaction était normale. N'importe qui aurait perdu pieds après toutes ces révélations mais Aodren ne pouvait la laisser partir. Il la perdrait s'il ne faisait rien, s'il restait là à laisser sa vie s'échapper entre ses doigts tels des grains de sable. Sur un coup de tête, le mercenaire se lança à la poursuite de sa soeur. Ils se retrouvèrent dehors, enlacés par inadvertance. Aodren mettrait tout en oeuvre pour la garder dans sa vie mais si Isis était déterminée à en sortir, qui était-il pour aller à l'encontre de ses souhaits ? Il n'avait plus qu'à espérer que la demoiselle se souvienne de ce qui les avait lié autrefois. Des siècles auparavant. Comme ils avaient pu être heureux, le regard pétillant et leurs rires éclaboussant tout l'océan. Ensemble, ils avaient tout vu, tout vécu de leur imaginaire. Leur enfance avait été plus solaire au contact de l'autre. Mais de ça, se souviendrait-elle ?
Aodren, lui, il s'en souvenait. Il se rappelait des après-midis passées ensemble, à braver les interdits des parents. Nager par-dessus la clôture du jardin et filer droit vers l'infini. Rien n'avait résisté à leur curiosité aux abords des propriétés de leurs géniteurs. Toutes les grottes, toutes les cachettes, tous les secrets. Tout avait été à eux pour quelques années. Mais brutalement, tout avait pris fin et Aodren avait disparu. Son enfance s'était interrompue, brisée en un instant. Il avait récolté la mort, l'avait empaquetée et emmenée avec lui dans sa nouvelle vie.
Ce soir là, Aodren voulait redevenir l'ombre de celui qu'il avait été. Pour Isis. Seulement, tout cela n'aurait de sens que si la sirène acceptait de lui tendre la main. Et contre toute attente, la belle déposa sa paume dans celle de son frère. Un léger sourire illumina son visage, ses doigts chassèrent ses larmes. Isis acceptait. Elle l'acceptait, lui. Avec tous ses défauts et tout ce qu'il était devenu. Aodren lui adressa un sourire radieux, euphorique à l'idée de retrouver une famille. Qu'une personne, une seule, se soucie de son existence sur Neverland. L'homme passa un bras autour des épaules de sa soeur et l'emmena pour marcher un peu dans les rues de la cité.
- Je crois que l'un de nous deux va avoir un peu plus de chemin que l'autre ...
Il esquissa un sourire malicieux. Tous les deux avaient vécu des siècles sans l'autre, avait changé. Ils avaient construis une existence en l'absence de l'autre et aujourd'hui, ils allaient devoir assumer tout ça. Aodren se devait de le faire en premier. C'était après tout lui qui avait fui sa demeure familiale et qui avait tout abandonné pour devenir un solitaire, une âme en peine à temps plein.
Mais avant de se livrer totalement à Isis, Aodren devait s'éloigner. Il emmena sa soeur dans un coin plus calme de la cité, un endroit où aucune oreille indiscrète ne viendrait les déranger. L'homme s'assit sur les gros rochers, le regard perdu sur les reflets lunaires qui dansaient à la surface lisse de l'océan. Seuls au monde, ils pouvaient alors laisser tomber les masques et être eux-mêmes. Il n'y avait plus de mercenaire, plus de missions ou de royauté. Seulement un triton et une sirène, reliés par le sang.
- Je les ai vu se faire dévorer, Isis.
Son regard se voila. Dans sa tête se rejouait la scène la plus horrible de son existence. Il les entendait encore hurler, lui hurler de s'éloigner. Lui hurler de survivre, de ne jamais baisser les bras. Et puis ces craquements funestes. Aodren avait tout vu, tout entendu. Le triton aurait été incapable de regarder Isis dans les yeux à cet instant, pas sans lamentablement s'effondrer tel un château de carte sous la puissance d'une bourrasque.
- Je pouvais pas juste reprendre ma vie. Je pouvais plus être celui que j'avais été alors je suis parti sans me retourner.
Aodren restait toujours concentré sur les reflets de l'astre sur l'eau, sur leurs lueurs argentées. Il se devait de se concentrer et ne plus penser à rien qu'à son passé. Isis avait le droit de savoir, elle se devait de savoir. Pour mieux le comprendre, pour mieux le pardonner de l'avoir volontairement derrière lui. Aodren serra alors les dents et tourna le visage vers la sirène.
- Sans eux, j'avais plus rien. J'étais plus personne. Alors j'ai voulu me réinventer et oublier comme je pouvais.
Un rire nerveux lui échappa.
- J'ai jamais réussi à oublier quoi que ce soit.
Il baissa cette fois la tête. Tous ses efforts, toutes ses tentatives vaines pour avancer ne lui avait jamais permis de faire un pas de plus. Aodren s'était contenté d'emprunter des chemins de traverse, de contourner le problème et la réalité. Les siècles n'y avaient rien changé. Il était toujours ce même orphelin brisé.
Pour la première fois depuis qu’elle s’était mis en tête de le retrouver, Isis ressentit une pointe de culpabilité et de frustration envers elle-même. Pas une seule seconde elle n’avait pensé à ce que son demi-frère avait vécu, à toutes les choses à travers lesquelles il pouvait être passé depuis qu’il avait quitté l’océan. Et elle n’avait pas l’impression d’avoir plus de chemin que lui pour réussir à faire fonctionner leur relation fraternelle. Elle avait plutôt l’impression qu’elle aurait beaucoup de chemin à faire pour cesser de se soucier constamment d’elle-même pour s’ouvrir aux sentiments que les autres pouvaient ressentir et aux problèmes qu’ils pouvaient vivre.
« Je les ai vus se faire dévorer, Isis. » Sa voix vibrait de détresse. La naïade n’osait même pas songer à ce qu’aurait été sa réaction si elle avait dû assister à un tel spectacle. Pendant un instant, des images surgirent dans son esprit… l’ombre d’un prédateur des mers, les cris de sa sœur, de sa mère et de Noam. Elle se secoua. Aodren avait eu le courage de partir. Il avait eu le courage d’oublier celui qu’il était, de devenir quelque d’autre, de repartir à zéro pour atténuer le désespoir qui le déchirait. Jamais Isis n’aurait su avoir autant de force. Elle serait probablement morte de désespoir. Elle n’aurait pas survécu à un tel drame.
Et alors qu’il lui confiait sa peine, elle sentait le cœur de son demi-frère se morceler en petites pièces, comme un navire sur le point de sombrer dans les profondeurs de la mer. Elle attrapa sa main et la serra entre ses doigts froids. « Je suis désolée… je n’ose même pas imaginer ce que je serais devenue si j’étais passé à travers une telle épreuve, » souffla-t-elle en scrutant le sol devant eux alors qu’ils marchaient lentement dans les rues des Blindman’s Bluff. Elle soupira : « Je me sens bien enfantine maintenant que tu m’en parles. Mes problèmes sont bien futiles par rapport à ce que tu as vécu… »
Elle resta silencieuse pendant de longues secondes alors qu’ils naviguaient dans les rues sinueuses de la ville. Isis n’en avait pas l’habitude, mais elle mesurait ses mots, pesant chaque parole qu’elle s’apprêtait à lui dire. Elle était d’un ordinaire spontané et léger, mais elle n’avait pas envie de tout gâcher. À cause de ce secret que sa mère avait gardé pendant des centaines d’années, elle avait perdu sa famille. La simple vue du visage de sa mère la révulsait, la mettait en colère. Chaque fois qu’elle croisait Noam près de la demeure royale, il semblait mal à l’aise. Il n’osait pas lui demander de pardonner sa mère, mais il ne voulait pas non plus l’ignorer… Quant à sa sœur, la dernière fois qu’elles s’étaient adressé la parole, elle lui avait reproché de tourner le dos à leur mère pour quelque chose qu’il lui était impossible de changer.
Aodren était tout ce qu’il lui restait. Ophélie lui avait brisé le cœur en disant que sa rancune était injustifiée et que l’identité de son père était futile puisque, d’une façon ou d’une autre, celui qui l’avait engendrée était décédé depuis longtemps.
Elle prit le visage d’Aodren entre ses mains et planta son regard bleu pâles dans les yeux vert du triton : « J’aimerais te dire que tout va finir par s’arranger maintenant que je suis là, mais toi et moi, on sait que ce genre de blessure ne disparaît pas du jour au lendemain. Ces souvenirs qui te hantent, cette plaie qui te déchire, elle cicatrisera lentement. Laisse-moi être là pour toi, laisse moi te faciliter les choses, nettoyer ta blessure pour éviter que l’infection ne s’y installe et qu’elle puisse guérir plus aisément… » Elle piétina un peu, ayant l’impression de mal exprimer ce qu’elle tentait de lui dire. « Ce que je veux dire, c’est que j’aimerais t’aider. Et je ne te demande pas de changer. Pas pour moi, pas pour me plaire. J’aimerais t’aider à devenir la personne que tu aimerais être. J’aimerais que tu sois heureux, comme avant… »
Lentement, elle relâcha son visage et porta son regard devant elle, continuant sa lente marche dans les rues de Blindman’s Bluff. Pour lui, elle aurait voulu revenir en arrière. Elle aurait voulu revenir à ce jour où la créature marine avait attaqué la ferme de ses voisins. Elle aurait voulu sonner l’alerte avant que la bête ne s’attaque à eux. Elle aurait voulu revenir dans le temps pour pouvoir tout arranger. Mais la vie ne fonctionnait pas comme ça. La vraie vie était semée d’embûches et de coups durs. Et tout ce qu’ils pouvaient faire, eux, c’était tomber, se relever et se battre pour devenir encore plus forts.
« Forget about your house of cards and I'll do mine. Fall off the table, get swept under. Denial, denial. The infrastructure will collapse. Voltage spikes»
L'obscurité totale. Aodren se souvenait de cette noirceur opaque, ne laissant apparaître les silhouettes de ses parents que dans le lointain. Occupés au champ, ils continuaient à travailler car telle était leur vie. Ils trimaient à la tâche mais aimaient ce qu'ils faisaient, c'était l'existence qu'ils avaient choisie. En quelques secondes seulement, le jeune triton de l'époque avait tout perdu. Tous ses repères, toute sa famille, tout. La rage l'avait emporté sur la tristesse et il avait foncé vers la créature. Aodren était parvenu à en venir à bout, il l'avait terrassée mais sa vieille carcasse n'avait pas suffis à apaiser son immense douleur. Il n'était dès lors plus qu'une coquille vide. Un peu de noirceur ajoutée à l'obscurité totale. Ce jour-là, le mercenaire n'était toujours pas parvenu à l'oublier. Des siècles n'avaient rien apaisé, n'avaient rien arrangés. Au contraire, le triton ne pouvait que mieux se rappeler chaque jour la peine insoutenable qu'il avait ressentie. Car au fond, cette période avait été la seule où l'homme avait été un tant soit peu heureux. La suite n'avait été qu'une série de décadences. Certes, il y avait trouvé un rythme. Un peu d'amusement éphémère mais jamais rien le bonheur tant convoité.
- Tes problèmes ne sont pas futiles, les miens datent de plusieurs siècles ...
Insignifiant aux yeux d'une sirène ou d'un triton. Le temps ne pouvait rien contre eux, ils le dominaient du haut de leur éternité. Aodren ne pouvait cependant s'empêcher de sourire de tristesse à l'idée que ses parents étaient morts depuis maintenant l'équivalent de deux générations d'êtres humains normaux. Le duo se mit en marche, déambulant dans la cité sous le clair de lune. Isis finit par s'arrêter et capturer le visage de son frère dans ses mains. Elle voulait rendre son existence moins laide, plus supportable. Tout à coup, en la voyant si sincère, si pure, si tendre ... Aodren prit peur. Lui, le mercenaire, lui l'assassin. Qu'avait-il fait de bien dans son existence ? Qu'avait-il eu à portée de main qui n'ait pas fini par exploser et ne laisser que des sanglots et de la détresse après son passage ?
- J'accepte volontiers ton aide. Mais je refuse de te briser toi aussi ... si tu t'aperçois que je suis mauvais pour toi, promets-moi de t'en aller et de ne plus revenir !
Aodren avait cet effet néfaste sur les gens, il faisait ressortir le plus horrible d'eux. Il n'était entouré que de gens comme lui, des voyous, des mauvaises personnes. Les personnes respectables, elles étaient plutôt parmi ceux qui le haïssaient. Mais pour Isis, Aodren était prêt à faire des efforts. Il tâcherait de ne pas paniquer à l'idée de la rendre mauvaise. Il ferait attention de ne pas attirer ses soucis sur elle. La sirène était sa soeur, il se devait de la connaître, de lui laisser une chance d'intégrer sa vie même si ce n'était pas facile.
- Viens.
Il passa un bras autour de son cou et l'emmena. Ils marchèrent quelques instants jusqu'à un coin tranquille non loin du port. Les pirates n'étaient pas trop présents ce soir, heureusement. On n'entendait presque crépiter les feux dans le cheminées des bonnes gens. Aucun cri, aucun coup de feu. Juste le calme plat d'une nuit calme et silencieuse. Aodren prit les mains de sa soeur dans les siennes et la fixa droit dans les yeux.
- Maintenant que tu as accepté de me laisser faire partie de ta vie, je voudrais que tu laisses une chance à ta mère de se racheter.
Avant qu'Isis n'ait eu le temps de réagir, Aodren lui fit signe de l'écouter quelques instants. Il ne lui servirait pas une plaidoirie, il ne plaiderait pas la cause de sa mère, il ne chercherait même pas à excuser ses actes. Le mercenaire avait un autre angle d'attaque.
- Notre père était un homme génial mais malheureusement, tu ne pourras jamais le connaître comme je l'ai connu. Aujourd'hui, je n'ai plus de parent et être seul est pire que tout. Puisque tu es ma petite soeur, je ne te souhaite pas le malheur que j'ai connu. Je ne te dis pas de lui pardonner instantanément ses erreurs mais ne la chasse pas de ta vie, dans quelques siècles, tu le regretteras amèrement.
Aodren avait tout pardonné à ses parents sans même pouvoir les revoir. Les infidélités de son père lui paraissaient désormais infimes, les mensonges engendrés par ces cachoteries ... rien de tout ça ne l'affectait. S'il pouvait retrouver ses parents, il le ferait sans hésiter et sans leur en vouloir un seul instant.
- Et puis ... peut-être qu'un jour, je pourrais la rencontrer ?
Il pouffa de rire et haussa les épaules. Cette femme était la mère de sa soeur et même si elle ne serait jamais la sienne, elle faisait partie intégrante d'Isis et Aodren voulait en apprendre le plus possible sur sa petite soeur ...