Il y avait à bord, une joie diffuse entre les marins car ils étaient heureux d’être rentrés chez eux. La motivation se ressentait dans les gestes bien plus précis ; là le travail était rapide et efficace quand parfois en mer ils se faisaient mous et désintéressés. Le contraste était intéressant à observer, mais Lamar lui ne changeait jamais son comportement. D’une parce qu’il ne considérait pas One-Eyed-Willy comme un foyer, le seul qu’il avait c’était là où il travaillait : le Royal Fortune. Il possédait une masure en bordure de la cité, ou plutôt un squat, une grange abandonnée et retapée par ses soins où vivaient aussi des poules et une chèvre. Il y était tranquille, pas de doute, mais le hamac dans la cale n’avait rien à envier à sa paillasse qui parfois qui faisaient des coupures sur la peau. Le second vint lui remettre entre les mains une bourse pleine de pièces d’or : la paye était tombée et il ne savait pas quoi en faire, n’ayant rien d’intéressant pour l’investir si ce n’était l’alcool, les jeux et les femmes. Il remercia son supérieur qui lui répondit par un sourire avant de lui redonner du travail.
« Faut serrer l’grand cacatois, monte dans la mâture l’indien. »
D’un mouvement de tête il acquiesça, préférant ne pas souligner le surnom qu’il venait de lui donner et qui lui collerait manifestement à la peau pour le restant de ses jours. Accrochant les cordages, il grimpa assez vite jusqu’au sommet du grand mat pour venir replier ladite voile rafraichie par le voyage. Une personne suffisait pour cette tâche puisqu’elle était relativement petite, et cela lui avait alors permis de rester un peu plus pour porter son regard aux alentours, se délecter du panorama offert. Car depuis ce point de vue là il pouvait observer l’étendue de l’île, et bien sûr son regard s’était davantage porté vers l’Ouest où étaient établis les camps indiens dont celui d’où il venait et d’où il entendait le murmure du nom qu’il avait longtemps porté. La nostalgie lui prenait le cœur quand le ciel dégagé lui permettait d’entrevoir ces épaisses fumées s’élevant. Il provenait sans doute d’un grand feu que l’on faisait en prévision de la fraicheur de la nuit et afin d’éloigner les animaux sauvages. C’était comme s’il pouvait percevoir les senteurs caractéristiques et fumées du bois rongé par les braises. L’air marin ne lui avait jamais réellement réussi mais ainsi était sa vie désormais – il était un pirate, ni plus ni moins, sans passé et sans avenir. Les pensées quelque peu négatives bien vite s’estompèrent quand il fut interpellé par l’un de ses comparses qui avait besoin de lui quelques mètres plus bas pour resserrer les cordages tenant la voile. Alors il descendit du haut du grand mat avec une agilité déconcertante, oubliant l’horizon et se recentrant sur sa tâche pour aider ses camarades à recarguer un hunier qui s’était fait la malle à cause d’une soudaine bourrasque alors que le navire était déjà à sec de toile.
Ainsi les rayons de l’astre solaire vinrent s’estomper, laissant les grandes voilures de la nuit recouvrir l’île. Les matelots étaient libres d’aller festoyer et de profiter des bordels pour le restant de la soirée. Au lendemain à l’aube, ils allaient devoir débarquer le fret pour les stocker dans l’entrepôt du capitaine, avant de faire cale sèche sur la plage et gratter le bois de la coque qui devait être recouverte de crustacés puis radouber le navire – car ils reprendraient la mer sans doute d’ici quelques jours, connaissant du capitaine ce besoin vital de braver la houle. Alors l’arrivée à terre n’était jamais signe de repos, il y avait toujours des choses à faire pour préparer la prochaine expédition et Lamar faisait parti de ceux qui répondaient toujours présent même aux tâches les plus ingrates. Parce que cela lui permettait de passer le temps et de continuer de faire ses preuves. Voilà quelques années maintenant qu’il avait été recruté ici, mais l’on se méfiait encore bien trop de lui, « quand on est un sauvage on le reste » entendait-il parfois ; les moindres erreurs qu’il pouvait commettre n’étaient pas loupées. Alors il travaillait sur sa loyauté, son volontariat et contribuer à la réussite de l’équipage. Ces derniers étaient bien moins hostiles envers lui, il était d’autant plus accepté par ses pairs, mais d’autres ne manquaient pas une occasion de l’accabler. Alors, Lamar évitait de trop se mélanger à eux, désirant garder une marge entre eux et lui dans le doute puisque parfois la méfiance était partagée. Un jour, des plaisantins l’avaient assommé et débarqué avant de faire croire au capitaine qu’il avait déserté. Lamar avait dû payer pour cela et fort heureusement, on lui avait pardonné la bavure qu’il n’avait pas faite.
C’est donc dans un réflexe naturel qu’il avait prit la direction opposée des gars quand le travail à bord était terminé en rabattant sa capuche sur ses longs cheveux noirs. Il s’était enfoncé dans One-Eyed-Willy cherchant à priori à combler sa faim et sa soif puisqu’il n’avait pas mangé depuis la veille. Il choisit une taverne qu’il avait l’habitude de fréquenter et où il pourrait aisément passer inaperçu sans se faire rappeler sans cesse ses origines. S’y glissant dans l’ouverture, il remarqua aussitôt que l’endroit était bien moins fréquenté que d’autres lieux incontournables de la cité pirate et pour cause ici, il n’y avait pas de ces filles travaillant dans les bordels en quête de cibles à plumer et dépouiller.
Balayant du regard la salle principale comme pour rester en alerte d’éventuelles personnes qu’il n’avait pas envie de croiser, Lamar entrevit cette tignasse rousse et reconnaissable entre toutes : Gràinne était ici et cela vint étirer un fin sourire sur les lèvres de Lamar qui ne pensait pas la recroiser de si tôt. En vérité leurs rencontres se faisaient toujours dans un pur hasard. Tout simplement parce qu’ils ne travaillaient pas pour le même capitaine et qu’il y avait autant de tavernes que de rats ici bas. Il commanda deux pintes, ayant décidé d’aller la voir. Payant avec les quelques pièces qu’il avait gagnées pour l’expédition et se fraya un chemin entre les silhouettes jusqu’à venir s’installer en face de sa comparse gabier.
« Bien le bonjour Lady ! » Déclara t-il avec un large sourire moqueur en faisant glisser une pinte pleine jusqu’à elle.
L’entente entre eux n’était pas toujours au beau fixe, mais il pouvait dire sans arrières pensées qu’il appréciait Gràinne car c’était à ses yeux une femme forte et redoutable, pleine de qualités qui auraient été saluées chez les indiens. Malgré tout il était une activité divertissante pour lui de la provoquer en bon rival, car après tout ils occupaient le même poste sur deux navires différents.
« La journée a été fructueuse ? » Demanda t-il en portant sa choppe à ses lèvres pour s’en abreuver.
La mer fut plutôt calme ces derniers temps, je n’aime pas ça… car quand les vagues sont absentes ; je m’ennuie. J’aime que la houle vienne frapper les voiles, que le vent maltraite les mâts du navire… et bien que ce soit plus dangereux pour moi de monter là-haut, c’était tellement plus vivifiant. A quoi bon vivre sans peur, sans cette adrénaline qui vous tiraille et à la fois vous prend aux tripes tellement on se sent libre ! Que serais-je sans cette sensation qui me fait sentir vivante ? J’ai bien pensé une fois à quitter la mer, faire ma vie sur la terre ferme dans les bras d’un homme… hélas la vie s’est joué de moi, et c’est le cœur brisé que j’ai repris les flots. Me faire la promesse que plus rien ne me fera changer d’avis, serait idiot… qui sait ce qu’il pourrait se passer ? Mais une chose est certaine, il n’y a que cette eau salée et à perte de vue qui pourra me sauver. Seulement parfois, il faut bien retourner au port, revenir sur la terre ferme pour refaire le plein. La capitaine de la terreur du Sud vient de l’annoncer, nous devons rentrer. Cela fait deux mois à présent que nous sommes partis, nous avons été à Lawless island, mais il fallait bien rentrer un jour ou l’autre… je ne sais pas ce que j’aurais donné pour rester en mer encore quelques jours de plus. Je n’avais pas le choix, je n’allais pas camper sur le pont alors que le bâtiment sera à quai ! Je monte au mât, prête à rentrer les voiles dès que le port sera en vue. Au bout de quelques heures, le port d’One-Eyed Willy commence à percer à travers la brume. « Port en vue » s’écria la vigie en haut de nie-de-pie. D’ici quelques minutes, nous y serons. Une fois la terreur du sud amarrée, tout l’équipage se dépêcha de quitter le navire pour rejoindre famille et maison… je n’avais plus de famille depuis des années – bien qu’ils soient toujours en vie, j’ai renoncé à mon droit de naissance le jour où mon père à voulu me vendre au plus offrant – et je n’avais pas vraiment de toit non plus. Je me posais là où le vent me portait. Finalement après avoir rangé mon matériel, je quittais le port pour rejoindre une taverne où je serais tranquille. Je n’avais pas envie d’être au milieu de tout ce raffut ! Il faut avouer qu’une fois sur la terre ferme, les pirates ont toujours tendances à en faire des tonnes, à crier à qui veut l’entendre que son navire à rapporter un énorme butin, ou qu’ils ont terrassé un énorme monstre de mer.
Je pénètre dans la taverne, un soulagement m’envahie quand je m’aperçois que cette dernière est pratiquement déserte. Il y a quelques groupes qui discutent, ou encore l’alcolo du coin accoudé au bar qui ne remarque même plus que la serveuse lui sert de l’eau à la place du rhum. Je prends place à une table, et me commande une pinte de bière. Je reste là, observant les gens qui m’entourent, et vidant ma pinte en quelques gorgées. C’est agréable ce gout de houblon, généralement à bord nous n’avons que du vin ou du rhum. Je suis dans mes pensées, quand quelqu’un s’installe en face de moi. Je relève les yeux pour découvrir le visage de Lamar, un pirate gabier tout comme moi, je le considère autant comme un ami qu’un concurrent. Il y a toujours cette pointe de compétition entre nous, et cela m’amuse… une bonne distraction, voilà ce qu’il me fallait. « Je suis surprise de te voir ici, on évite quelqu’un ? » J’esquisse un sourire, si cette taverne est si peu peuplé, c’est qu’il y a une raison… pas de femme de joie. Il me demande si la journée a été fructueuse, à vrai dire, je n’ai pas vraiment fait attention à ce qui se trouvait à l’interieur de la bourse que m’a tendue ma capitaine. « Je reviens de deux mois de traversée. Nous avons été à Lawless Island, il y a pas mal de riche là-bas, je suppose que l’on a ramené de quoi survivre durant quelques semaines. Et toi, le Royal Fortune a bravé les vagues ? » Je le remercie d’un signe de tête pour la pinte, et avale quelques gorgés avant de la reposer sur la table de bois. Je grimace légèrement, et aborde un sujet qui me fait frémir. « tu as entendu ces rumeurs qui parlent d’enlèvement d’enfant ? Nous avions à peine mit le pied à terre, que j’ai entendu des pêcheurs en parler sur le port. »
C’était une bonne chose pour lui d’être tombé sur Gràinne, au moins la soirée ne serait pas des plus ennuyantes et il ne serait sans doute pas importuné et c’était tant mieux. Lamar s’était donc installé face à la demoiselle, déjà souriant sur ses premières remarques qui se voulaient toujours aussi taquines lorsque ça les concernait. Les piques qui se lançaient pouvaient être plus ou moins aiguisés selon leurs humeurs mais dans le fond, le concernant en tout cas, ça n’était jamais méchant. Gràinne devait deviner qu’il évitait toujours des personnes, du moins ils avaient déjà effleuré cette conversation là auparavant ; des indiens convertis en pirate c’était pas forcément bien vu alors malgré lui il avait de nombreux ennemis – bien souvent il s’agissait de types à qui il n’avait jamais adressé la parole. Combien de fois avait on essayé de l’assassiner au coin d’une ruelle ? Oh son absence ne se ferait sans doute pas remarquer alors il serait vite oublié car Lamar n’était pas important, il était une corde de plus au navire et rien d’autre ; Cela changeait beaucoup du rôle qu’il avait au sein de sa tribu. Portant sa bière à ses lèvres, il s’en abreuva de quelques gorgées tout en écoutant les nouvelles de sa comparse qui semblait assez satisfaite de son dernier voyage. A priori leurs navires n’étaient pas ennemis alors les nouvelles qu’elle lui donnait n’avait pas de risques que cela vienne à l’encontre de son capitaine et quand elle lui retourna la question il n’hésita pas une seconde pour lui répondre.
« Les prises ont été bonnes, du moins assez pour que je me montre généreux tu as bien vu ! On reprend la mer dans la semaine, le temps de faire quelques réserves et réparer les trous dans la coque. »
En outre, rien de bien inhabituel, le Royal Fortune faisait des dégâts mais n’était pas immunisé non plus et les réparations allaient sans doute couter assez cher au capitaine. Mais la conversation prit un autre tournant, laissant les discours habituels pour laisser place aux rumeurs. Les pirates aimaient ce genre de chose et cela arracha un rire à Lamar de voir qu’elle n’en était pas épargnée. Il arrivait souvent que certains règles leurs comptes en se basant simplement sur les on-dit, d’autres inventaient de ces récits à dormir debout et là-dedans, Lamar préférait rester en recul, attendre et voir se confirmer les hypothèses. Bien évidemment, il les avait entendues ces rumeurs et sa réaction à ce moment là fut exactement la même que lorsqu’il les avait entendues. Il se plongea dans un instant de réflexion, quelque peu dubitatif, se demandant si c’était l’œuvre de pirates ou autre chose qui les dépasserait. Quoi qu’il en soit, ces dires là avaient besoin d’être vérifiés et certifiés. Ça l’embêtait que des enfants soient pris pour cible, cela lui rappelait avec amertume ce jour là où on l’avait arraché aux siens pour payer la dette d’un autre, la vie infernale qu’il avait menée ensuite.
« Aye, je les ai entendues ces rumeurs, à vrai dire j’avais plus l’impression d’entendre un ivrogne raconter ses cauchemars au départ mais ça a pris une telle ampleur que je commence à me poser des questions. »
Il y avait des détails, trop de détails pour que cela ne puisse être que de simples racontars. Lamar qui en l’occurrence craignait les rumeurs se trouvait pris au dépourvu et avait bien envie de croire que tout ceci était véridique et non pas juste de simples bruits pour amuser ceux qui les avaient lancés de voir les parents craindre pour leurs petits. Il fallait trouver le fin mot de l’histoire assez vite, vérifier que des enfants avaient bel et bien disparus et ensuite tenter de remonter à la source du problème. Il était tout de même étonnant de se dire que personne n’avait encore levé le petit doigt si les victimes commençaient à se faire plus nombreux. Lamar vint donc donner un peu plus de faits qui lui étaient parvenus aux oreilles au moment où on lui avait tout raconté :
« Il y a souvent du sang retrouvé dans les maisons alors certains disent que c’est un monstre qui les dévore, d’autres parlent même d’indiens cannibales déguisés…Mais quitte à manger quelque chose autant s’en prendre à ce qui a plus de chair tu ne crois pas ? » Déclara t-il en adressant un regard insistant à Gràinne, comme s’il était l’un de ces cannibales et qu’il faisait d’elle sa proie.
L’indien étouffa un rire, venant de nouveau boire un peu de bière. Il en riait certes, mais c’était nerveux parce que l’idée que quelque chose rôde pour manger des gamins avait de quoi faire frissonner d’horreur n’importe qui. Lamar avait bien envie d’aller vérifier par lui-même ce qu’il en était, parler avec ces parents qui semblerait-il auraient eu leurs enfants arrachés de leurs foyers. Au travers de son humour plus ou moins particulier, il évoquait de manière sous-entendue l’incompréhension de ces actes là. Prendre des risques pour enlever que des enfants ? Les manger ? Les sacrifier ? Non, ça n’était pas logique pour lui.