is it the shore or the sea ?

D’une main, je salue un ami à bord de son navire tandis que je traverse le port de One-Eyed Willy. Les journées sont longues, surtout quand on n’a pas encore d’occupation. Je pourrais travailler en tant qu’apprenti chez un menuisier, mais j’ai depuis des siècles dépassé le stade de l’apprentissage. Et puis, je débute une nouvelle vie pour venger l’ancienne, alors hors de question de retourner dans la même routine. Je traverse une rue où se trouvent des femmes qui essayent d’attirer le client, mais je ne suis pas sensible. Non. Alors, je trace ma route sans me retourner, sans sourciller et encore moins regarder leurs chairs dévoilées. Je m’arrête devant un vieillard qui fume sa pipe devant sa maison, observant les passants de son œil valide, l’autre étant dissimulé derrière un bandeau. « Où qu’tu vas mon gaillard ? » Je pointe mon torse, surpris qu’il m’adresse la parole et il m’offre un sourire aux dents colorées par les herbes qu’il fume. « Je ne sais pas trop », répondis-je en m’approchant de lui. « T’pourrais m’rendre un service pour dix sous ? » Je fronce des sourcils, me plaçant juste devant lui : « En quoi ça consiste au juste ? » « J’suis vieux et j’peux plus marcher… J’ai la tombe d’mon épouse dans le cimetière à l’est. Et ça fait un bail qu’j’y suis pas r’tourné. T’pourrais y aller pour moi, d’poser une fleur et surtout, t’assurer qu’la tombe a pas été retournée ou quoi ?! » Pourquoi je ferais ça au juste ? Je ne suis pas du genre à rendre service, mais il parle de sa femme. J’ai perdu la mienne il n’y a pas si longtemps alors, oui, cela m’affecte et me touche. Mon visage se déride et j’étire un sourire en m’accroupissant devant lui. « Je pourrais faire ça pour toi vieil homme. » Il se lève, faisant craquer ses vieux os et rentre dans sa maison, laissant la porte ouverte. Je l’entends me crier d’entrer et je pénètre dans une petite pièce à l’odeur forte de tabac. Il doit jouir du strict minimum dans cette petite masure, comme nous le faisions avec Cleo. Pas de fioritures, pas de richesses : notre amour suffisait. Il vient me tendre une bourse avec les dix sous à l’intérieur et je repousse sa main : « Je vais le faire sans recevoir ton argent, garde-le ! » Il n’insiste pas et m’entraîne dans son petit jardin à l’arrière, à peine plus grand qu’une charrette.

« Et si je t’emmène sur un chariot, tu pourras y aller non ? » Il hoche de la tête. « Oui, mais c’est qu’ça fait si longtemps. Elle doit m’en vouloir maint’nant. J’préfère qu’t’y ailles en mon nom. » J’étire un sourire, hochant de la tête et il cueille des fleurs. J’attrape le bouquet : « Comment s’appelle cette femme ? » « Marie Homs. » Nouveau hochement de tête, nous retournons à l’intérieur où il m’offre un verre avant de partir. J’apprends comment est morte son épouse, par sa faute d’après son histoire, qu’il s’en est toujours voulu – raison pour laquelle il n’a jamais été sur sa tombe – et qu’il espère obtenir un jour son pardon. L’histoire de cet homme me touche, même si la mienne est différente, je ne cesse d’y voir une liaison et cela ne me facilite pas la tâche. Cependant, cela ne m’empêche pas de me rendre à pied en direction de la Péninsule du Crabe Fantôme. Je contourne Cannibal Cove, j’irais plus vite en le traversant à la nage, mais il y a tant d’années que je n’ai pas repris ma forme initiale. Il me faut plusieurs heures pour me rendre jusqu’au cimetière en question. Le soleil réchauffe toute la végétation et je n’ai jamais été aussi heureux de suer à cause de la chaleur. Je fais une halte à l’entrée pour boire quelques gorgées de ma gourde avant de pénétrer en ces lieux sacrés pour les humains. D’après les souvenirs du vieillard, la dénommée Marie doit se trouver près d’un puits, alors je m’y dirige lorsqu’une silhouette apparaît d’un seul coup. L’ais-je surpris par un bruit quelconque ? Sûrement. Il mire dans ma direction et je fais de même, analysant la situation. Menaçant ou pas ? « Navré de vous déranger, je viens seulement poser des fleurs sur une tombe. » En même temps, ce lieu n’est pas sa demeure, mais je préfère débuter comme ça. Je ne suis pas là pour faire la conversation, ni pour chercher un ami. Mais puisqu’il est ici… « J’espère ne pas avoir interrompu quelconque rituel de recueillement… » J’ignore comment font les humains quand ils vont voir un mort.

is it the shore or the sea ?

On dirait que je n’ai rien interrompu. Tant mieux. Il se redresse tandis que je continue à chercher la tombe de cette fameuse Marie pour y déposer les fleurs, puis je m’en irais. L’homme me suit sans aucune discrétion et de toute manière, il n’a rien pour l’aider à être discret dans cet endroit. Je le regarde, il étire un sourire. Qu’est-ce qu’il veut ? Est-ce que je lui plais ? Auquel cas, il risque de se confronter à un mur, je ne suis pas de ce bord-là. Et s’il veut me dépouiller, alors à ses risques et périls. Si je suis un bon guerrier dans l’océan comme mon père m’a enseigné, je le suis également à l’extérieur. Bon, je ne suis peut-être pas aussi fort qu’un soldat entraîné à ça mais… je sais me défendre ! Je fais mine de l’ignorer, mais il continue alors n’y tenant plus, je me retourne d’un seul homme dans sa direction et il lève les bras. « Je ne suis pas armé ! Je m’ennuyais tout seul là-bas, à converser avec…une dénommée Anna…que je ne connais pas le moins du monde, et je m’interroge sur…votre manie de déposer des fleurs que les morts ne peuvent pas voir…je veux dire, on ne fait pas ça chez moi, on se contente d’une cérémonie, mais on n’enterre personne, on laisse la mer prendre son corps…Ça vous ennuierait qu’on parle ? » Qu’on parle ? Et de quoi voudrait-il bien parler ? Surtout que cette manie de poser des fleurs ne fait pas non plus partie de mes habitudes ni de mes coutumes. Alors, lui parler de ça risque d’être bien stupide. Je rends service et à aucun moment, c’est stipulé que je dois sympathiser avec un humain. « Pas grave…j’veux pas vous ennuyer avec mes questions…je vous regarde de loin… » C’est ça, fais donc cela l’humain et lâche-moi la grappe ! Je tourne en rond, cherchant ce stupide prénom mais si je trouve quatre Marie, aucune avec le nom de famille qu’il m’a donné. Quelle idée de tous s’appeler Marie pour une femme. Chez mon peuple, nous avons tous un nom différent. Peut-être qu’un doublon s’est déjà produit, mais c’est rare. Nous sommes originaux, nous les hybrides ! Je tourne sur moi-même, grommelant dans ma barbe avant de venir dans sa direction : « Poussez vos jambes, que je puisse voir le nom ! » Il est assis sur celle que je cherche. « Vous êtes assis dessus ! » « Pardonnez-moi…c’était quelqu’un de proche ? » Je lève les yeux vers lui, ignorant sa question pour poser les fleurs sur la tombe. Je tourne les yeux vers lui avec un soupir. « Il y a au moins une chose dont je suis certain, c’est le besoin d’intimité quand on se retrouve avec une personne. Alors, pourriez-vous… » Je fais un mouvement avec mes mains pour qu’il s’éloigne. Il le fait et je marmonne quelques mots que le vieil homme m’a demandé de prononcer.

Ce n’est franchement pas évident. Je soupire, tournant la tête dans la direction de l’autre homme toujours présent et tourné dans ma direction. « Je ne la connais pas, je rends service à un hum-homme. Je trouve cela stupide, mais je ne fais que rendre service. Et si vous continuez à coller les gens de cette manière, vous allez finir par passer soit pour un voleur, soit pour un fou… ou pour un bougre face à un autre homme. » La réaction sur son visage me fait sourire. C’est étrange qu’il soit surpris par ma manière d’agir dans ce cimetière, comme si cela lui était étranger. Tout comme à moi. « Vous laissez la mer emporter les morts ? » Mouvement de tête. « Moi aussi. D’où venez-vous ? »

is it the shore or the sea ?

« Rendre service, cela montre que vous êtes altruiste et pas égoïste, que vous aimez rendre la vie des autres plus agréable…Je ne suis pas fou, enfin, peut-être que si…voleur ? Hum…non, je prends bien plus de plaisir à gagner mon argent…un bougre ? » J’étire un sourire sans rien répondre. « Moi, aussi, j’aime à voir comme l’eau et le feu cohabitent à cet instant unique, sans se défier, c’est magnifique à observer » Je suis du même avis. J’ai déjà assisté à de nombreux rituels de ce genre, en particulier chez les Indiens lorsque j’étais encore un jeu triton. « Par ailleurs, je discutais avec… Pépin…que j’étais un bon nageur, préférant les courants marins à ceux des rivières d’ici, plus…dangereuses entre les crocos et les guerkis…Et vous, votre point de vue ? » Mon point de vue ? Mes sourcils se froncent et j’observe l’homme face à moi. Pourquoi est-ce que je sens un double sens à cette question ? « Je vous vois bien plus plage, coquillage et mer…jeeee sais pas trop…y a un truc chez vous qui me fait dire, que vous connaissez bien la mer…J’me trompe ?! » Je place mes mains dans les poches de mon pantalon, observant l’homme un instant avant de détourner le regard pour mirer une tombe sans vraiment y faire attention, observant les écritures sans les lire. « Pourquoi cette question ? En quoi cela pourrait vous intéresser que je sois plus plage que terre ? » Il étire un sourire. Le silence s’installe puis je finis par ouvrir de nouveaux les lèvres. « J’ai été proche de la mer fut un temps, mais il y a bien longtemps que je ne suis pas retournée vers mes origines. » Je me tourne vers lui et il m’observe, toujours ce petit rictus au coin des lèvres. Il me demande pourquoi je me suis éloigné de mes origines et je soupire, je n’ai pas envie d’entrer dans les détails et surtout, cela ne le regarde pas. « Cela me concerne, je n’ai pas à vous raconter pourquoi. » Il lève les mains, précisant qu’il veut simplement discuter. « Je ne suis pas amateur de paroles. » Il s’esclaffe et je finis par me dérider légèrement.

Mes pas me rapprochent de lui, observant son faciès rieur et ses yeux curieux. « Je suppose que nous sommes tous les deux des hommes de la mer. Il y a une odeur que les tritons et sirènes portent, une odeur que j’ai fini par sentir depuis que je ne suis pas retourné sous l’océan. Odeur que je ne porte plus maintenant. » Il fronce des sourcils et je soupire. « Quel est votre nom ? Quel âge avez-vous ? » Il me répond et j’étire un sourire, remuant de la tête avant qu’il ne me demande pour moi. « Je m’appelle Erëvan. J’ai eu de nombreux noms. Sur cette terre, au jour d’aujourd’hui, je suis encore un inconnu à la recherche d’un nom mais j’ai été Erëvan pendant deux siècles et bien avant cela… Je m’appelais Maëa. Maëa Thelxiope. »

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Lorsque je me présente sous ma véritable identité, le comportement de ce Kalahän change soudainement. Il s’approche, me mire puis finit par se courber comme s’il me faisait une révérence. Qu’est-ce qu’il lui prend d’agir de la sorte ? Je fronce des sourcils, le regardant d’un drôle d’air, je dois l’avouer. « Vous ne savez pas qui vous êtes, Majesté, c’est ça ? » Majesté ? « Je ne suis pas un Roi. » « Non, pas encore en effet. Vos parents vous pensant disparus, il y a de fortes chances qu’une fois la nouvelle apprise, la couronne passe un jour sur votre tête… » La couronne passe sur ma tête ? Mais de quoi parle-t-il au juste ? Et je ne veux pas qu’on sache où je suis. J’ai fui la vie sous-marine il y a deux siècles pour vivre mon idylle avec cette femme aujourd’hui disparue, cela ne veut pas dire pour autant que je souhaite retrouver ma vie d’avant. Oh non ! « Prince, si cela vous trouble, je peux aisément…fermer les yeux sur votre nom, mais…peut-être souhaiteriez-vous des explications, j’ai la terrible impression que vous ne savez pas ce qu’il se passe sous cette étendue bleue…vous souhaitez peut-être que je vous en informe… » « Arrêtez de m’appeler Prince ou d’avoir ce comportement avec moi. Je ne suis ni Roi, ni Prince et ne compte pas le devenir un jour. J‘ignore pourquoi d’ailleurs vous m’appelez ainsi, ma famille n’a rien de royal, ma mère était simplement la nièce des Anciens, rien de plus. Néisse règne depuis plusieurs siècles à présent… » Il remue de la tête et j’avoue que cela m’intrigue. Je m’assois sur une tombe, faisant un mouvement de la main afin qu’il parle : « Dites-moi… je ne comprends rien de ce qui se passe. Pourquoi Prince ? La Reine est morte ? » Je suis loin de la vérité, en réalité.

Kalahän se lance alors dans un récit des derniers évènements sous l’Océan. La chute de Néisse, la prise au pouvoir de ma famille, faisant de mon père et de ma mère, les nouveaux Souverains de l’Océan. Ainsi, étant leur fils, ça fait de moi un prince, étant de plus l’héritier, je peux si je le désire, prendre le pouvoir quand ils tomberont. « Mes parents sont devenus Rois et Reines ? » Il hoche de la tête et je fronce des sourcils. « Ma mère doit être fière d’avoir le titre de sa famille… » Un court instant, je revois le visage de ma tendre mère, de la femme la plus importante à mes yeux. Je me suis souvent senti mal de les avoir trahis, d’avoir disparu en leur causant du souci, mais depuis, ils ont dû croire que j’étais mort. « Je ne tiens pas à ce qu’ils sachent que je suis vivant, je compte sur vous, Kalahän, pour ne rien révéler. » Il m’en fait la promesse et je me détends légèrement. Cette nouvelle me réjouit pour ma famille, pour mes ancêtres qui doivent enfin trouver le repos éternel de là où ils sont, maintenant qu’ils sont vengés. « Qu’est devenu Néisse ? » Il parle d’un exil à la demande de ma mère, que mon père aurait préféré la mort. « Ma mère est toujours aussi clémente, j’aurais fait comme mon père, et ce, malgré qu’elle soit la mère de… » Je soupire, me redressant. « Que dit-on sur moi ? Me croit-on mort ? »

is it the shore or the sea ?

« Votre mère vous croit en vie, elle n’en a jamais douté, elle sait qu’un jour vos chemins se recroiseront…Votre père est…un homme plus réservé, je pense qu’il ne montre rien, mais sa déception à votre égard est grande…quant au reste de votre famille…Egéon vit sa vie, bien que parfois jonchée de mauvaises décisions, il parle parfois de vous, mais je sens bien qu’il a peu d’espoir de vous revoir, Cyd…reste lui-même, ses objets humains et ses rêves. Il est persuadé de vous avoir croisé un jour sous l’eau et il dit que vous lui parlé durant son sommeil… » J’étire un sourire en songeant à mon jeune frère. Il me manque tellement parfois, sa candeur qui manque à ma vie. Ils me manquent tous cruellement, c’est une torture de vivre loin d’eux mais, je ne pouvais pas vivre avec Elle sachant qu’elle était sa fille. Elle aurait essayé de me faire tuer ou pire, tuer sa propre fille. Je suis certain que ma famille aurait accepté Cleo, mais pas Néisse. Jamais. Il parle d’une sœur que je ne connais pas, favorite de mon père mais cela m’importe peu. Elle ne représente rien à mes yeux pour le moment, puisque je ne la connais pas. Mais elle est de ma famille. Kalahän finit par demander s’il peut savoir pourquoi j’ai disparu, parce qu’il est l’apprenti de Savennag et qu’il aimerait être celui qui va retranscrire mon histoire. Je soupire, détournant le regard. « Mon histoire ne mérite pas d’être sur les coquillages, pas plus que nous n’ayez besoin de la connaître. La route est longue dans un apprentissage… Vous finirez par avoir ce que vous méritez, même si pour cela, vous devrez attendre encore quelques siècles. » Il fronce des sourcils, semblant mécontent de ma réponse. Il espérait sûrement que je lui donne les raisons, mais cela ne regarde que moi et de toute manière, même s’il vient à dire que je suis vivant, racontant mon secret, ils ne sauront jamais où je suis. Ils ne me retrouveront pas et accuseront Kalahän d’avoir ravivé un espoir pour rien. « J’ai été ravi de revoir quelqu’un de l’Océan, mais je dois partir à présent. Nos routes se recroiseront certainement, Kalahän apprenti de Savennag. » Je me détourne sans attendre une réponse supplémentaire et je traverse le cimetière.