C’était une journée normale. La routine, les habitudes qui s’enchainaient. Parfois, Kala regrettait de ne pas être libre, de ne pas pouvoir vivre toutes les aventures qu’elle s’imaginait parfois. Pour tout dire, elle n’est que rarement sortie de Blindman’s Bluff. Tout son univers s’y est toujours trouvé et s’y trouveras probablement toujours. À l’aube, Kala se glissa hors de son lit, enfila sa robe bleu marine qu’elle portait souvent et ne fit aucune cérémonie avec ses cheveux, ne les attachant qu’en chignon sur sa tête. Elle prit son panier en osier et quitta la maison, sans dire au revoir à Seth qui dormait probablement. Elle emprunta les rues de la ville pour se rendre jusqu’au marché. Presque à tous les jours, Kala s’y rendait pour acheter les aliments dont ils avaient besoin en cuisine. Elle y connaissait presque tous les commerçants. Elle s’arrêta devant le poissonnier, lui offrit un sourire radieux qui se termina en rictus douloureux. Elle avait oublié le coup d’hier. Elle commençait à s’habituer aux humeurs massacrantes de son maître, mais pas aux effets secondaires.
« Trois poissons, s’il vous plait. Les plus gros »
Kala regarda le présentoir, esquissant un nouveau sourire. Elle fantasmait à l’idée que la queue de poisson de la petite Opale s’y retrouve un jour. Kala faillit ouvrir la bouche et demander au poissonnier si les sirènes étaient comestibles une fois mortes, mais elle se retint. Il trouverait probablement que ce serait de mauvais gout comme commentaire. Dommage, il faudra tester pour le savoir. Elle déposa les poissons dans son panier et ouvrit sa bourse pour payer le commerçant avec les quelques sous que Seth lui donnait chaque jour pour les courses. Elle continua son chemin, acheta quelques légumes qu’elle comptait préparer dans le repas du soir.
Son regard fut soudainement attiré par un reflet au sol, elle se pencha et récupéra délicatement la petite roche de forme ovale. Elle la retourna dans sa main pour mieux l’observer, mais surtout observer les reflets hors du commun pour une roche. Seth travaillait avec des pierres beaucoup plus jolies que celle-ci, mais elle se dit qu’elle ne perdait rien à lui amener. Dans le pire des cas, il la jetterait simplement. Elle la déposa au fond de la poche de sa robe et continua ses courses.
***
Le soir arriva tranquillement, Kala avait été occupée à la cuisine toute la journée et avait même jouée les guérisseuses quelques minutes lorsqu’une autre domestique de Seth s’était coupée en enlevant la peau des poissons. Épuisée d’avoir une incompétente dans sa cuisine, elle l’avait envoyée vider les pots de chambre. Cela faisait quelques jours que son maitre ne mangeait pas dans la salle à manger, mais dans son atelier. Elle donna congé aux domestiques pour la soirée et prépara un plateau pour Seth, se conservant une petite portion pour plus tard. Elle monta les escaliers avec le plateau dans une main et une chandelle dans l’autre car il commençait à se faire tard. Elle arriva devant une porte entrouverte, celle de l’atelier de Seth. C’était toujours un bon signe lorsqu’il gardait la porte ouverte, ça voulait dire qu’il n’était pas d’une humeur trop sombre. Elle poussa la porte du bout des pieds et chercha Seth des yeux. Elle lui sourit et lui dit d’un ton doux :
« Bonsoir, j’apporte le repas. Je le dépose sur votre bureau ? »
Sans vraiment attendre de réponse, elle le déposa, comme à son habitude, sur le bureau puis se retourna vers lui. Elle s’approcha de lui et de son plan de travail pour y déposer la chandelle.
« Je vous ai apporté une chandelle, car j’imagine que vous allez continuer à travailler encore ce soir. »
Puis, elle fit comme autrefois, lorsqu’ils étaient proches et se pencha doucement au dessus de son épaule pour observer son travail.
« Qu’est-ce que c’est ? C’est très joli ... »
Elle lui sourit timidement, elle craignait toujours qu’il la repousse, qu’il se referme sur lui. Kala soupira, il était tellement instable. La veille, il s’énervait et pouvait être violent avec elle et le lendemain, il agissait comme son meilleur ami. S’il pouvait oublier cette sirène, Kala pourrait devenir son équilibre et ils ne verraient que des jours meilleurs, ensemble.
Les poils du pinceau courraient sur la toile, un petit rictus satisfait s'affichant au coin de ses lèvres. Seth l'avait attendue, cette inspiration capricieuse. Ce matin-là, elle s'était invitée dans sa couche. Au réveil, il l'avait sentie le caresser, le mordiller puis l'envahir totalement. L'artiste s'était fait plaisir en fonçant droit vers son atelier. Ces journées étaient privilégiées lorsqu'il se sentait animé par l'envie de créer, d'expulser toutes sortes de sentiments. Obnubilé par son désir de peindre, Seth en occultait le monde qui l'entourait. Qu'importe les problèmes de la maison, qu'importe que toute la demeure prenne feu. Lui, il voulait simplement exercer son art.
Son refuge fut l'atelier où il retrouva ses armes à lui, ses meilleurs amis. Ses pinceaux l'attendaient, sagement. Seth s'installa et commença à peindre, dessinant des formes se chevauchant, jetant des couleurs, ajoutant du relief, des ombres. Son sourire ne s'effaçait plus, l'homme se libérait totalement. Combien de temps exactement passa-t-il à se livrer de la sorte ? Des heures, des jours, aucune idée. Seth s'était plongé dans un univers où aucun neverlandien n'avait sa place. Un monde imaginaire au pays imaginaire. Une aparté avec lui-même, avec lui seul.
Le bruit de la porte qui s'ouvrit l'extirpa de sa quasi transe. Seth reposa lentement son pinceau, s'apercevant brusquement que son corps était à bout. Il lui arrivait de perdre pieds, de s'immerger dans ses rêveries à tel point qu'il en oubliait la réalité. Son corps, lui par contre, se la rappelait. Seth s'aperçut que ses phalanges lui étaient douloureuses de même que son dos sans parler de la faim qui commençait à le tirailler. L'artiste malmenait son corps, se malmenait lui-même involontairement. Heureusement, Kala était employée pour le ramener à Neverland tel un phare appelant les bateaux les plus éloignés de la berge.
Il ne réalisa même pas qu'elle s'adressait à lui dans un premier temps mais la vit s'approcher. Elle vint déposer un plateau sur son bureau et bien que la faim le dérangeait, il n'avait pas envie de se jeter sur le repas. L'homme avait beaucoup trop de fierté pour ça. Il se contenta de faire danser ses doigts dans l'air, les tendant et les détendant pour les dégourdir. Kala lui amena une chandelle, supposant que Seth allait continuer à travailler encore pour une nuit supplémentaire. Cependant, ce ne serait pas le cas. L'artiste sentait le poids de la fatigue et de l'usure, s'il persistait, les limites de son corps seraient franchies et il trahirait son art en risquant de le rendre moins bon dans un pathétique entêtement.
- Je vais prendre une pause.
Le souffle de Kala surgit soudain dans sa nuque tandis que son visage surplombait son épaule. Seth ne s'en offusqua pas, il n'était pas de ces artistes qui refusent que le commun des mortels mirent leurs oeuvres. Lui, au contraire, aimait obtenir un avis. Celui de son esclave était positif mais honnêtement, se serait-elle permis de critiquer ? Si tel avait été le cas, elle serait allée au-devant d'une confrontation avec son maître. Mauvaise idée, définitivement. Kala n'avait cependant pas saisi de quoi retournait le tableau. L'homme prit alors le temps de croiser les bras sur le torse et de pencher la tête. Sa bouche se pinça tandis que sa barbe commençait peu à peu à vibrer. Soudain, Seth s'aperçut qu'il était en train de rire à gorge déployée. Il éclatait d'un rire tonitruent, puissant, le genre de rire qu'il n'avait plus connu depuis la mort d'Opale.
- Je ne sais pas ... j'ai peins ce que j'avais en tête et visiblement, ce n'était pas bien explicite.
C'était bien pire que ça. Les traits s'entremêlaient, les couleurs se grignotaient, les formes se dissipaient. En vérité, on n'aurait pu dire de quoi il s'agissait. Pourtant, une certaine esthétique se dégageait de ce tableau, Seth ne pouvait s'empêcher de ressentir une fierté doucereuse en observant cette oeuvre. C'était abstrait mais plutôt réussi, selon lui. L'artiste se releva lentement et s'étira longuement, sentant ses muscles se détendre et quelques articulations craquer sous l'effort.
D'un pas, il se dirigea vers le plateau et attrapa la fourchette pour piquer dans quelques aliments qu'il amena à la bouche. Seth s'empara du plateau et vint le poser sur la petite table avant de s'écraser de tout son long dans le canapé. Il fit signe à Kala d'approcher. L'esclave avait été sa confidente, autrefois. Avant qu'Opale n'envahisse toute sa vie, qu'elle ne prenne chacune de ses pensées. Ensuite, Kala lui avait annoncé la mort de son aimée et depuis, leur relation s'était détériorée. Seth avait beaucoup de mal à s'ouvrir aux autres à nouveau. Malgré tout, ce soir, il ferait un effort.
- Installe-toi. Parle-moi.
Seth se fichait de quoi Kala allait lui parler, il coinça sa tête contre un oreiller et ferma les paupières quelques instants. Il avait besoin d'une voix, d'une présence bienveillante. Dernièrement, sa vie avait été plutôt mouvementée et les choses ne s'étaient pas déroulées comme il le souhaitait. Pour une fois, une seule, il voulait être au calme, tranquille et en paix avec lui-même.
- Le plat est réussi.
Il ne la regardait pas dans les yeux mais savait qu'elle saurait prendre le compliment comme il se doit. Seth n'était pas un grand mangeur, il pouvait passer des jours sans toucher à la moindre miette de pain mais quand il avait faim, il pouvait vite devenir un ogre. L'homme rouvrit les yeux et se pencha par-dessus le canapé pour attraper sa fourchette et avaler quelques nouvelles bouchées.
Seth ne se serait sans doute jamais arrêté si elle n’était pas venue lui apporter quelque chose à manger. Elle le voyait, comme en transe. Il meurtrissait sa toile de coups de pinceaux. Il y faisait apparaitre des couleurs et des formes comme elle n’en avait jamais vu avant. Elle vit dans ses yeux toute la fatigue qu’il avait et dans ses mouvements de doigts, elle vit la légère douleur qu’il avait eu à peindre aussi longtemps. Si elle n’avait pas été que son esclave, elle l’aurait sans doute déjà tiré de cette pièce et encourager à se nourrir, se laver et surtout, prendre du repos. Elle ne pouvait le faire en tant qu’esclave et elle doutait même de pouvoir le faire si elle était son égale. Pour avoir côtoyé plusieurs artistes au cours de sa vie, elle les savait plus étrange que les autres. Plus enclins à des réactions impulsives, voir violentes si on les dérangeait en période d’inspiration. Au moment où elle déposa la bougie près de lui, il l’informa qu’il allait plutôt prendre une pause. Kala ne put retenir un léger sourire de soulagement. L’esclave regarda à nouveau la toile de Seth, se disant que ses propos avaient sans doute été trop léger pour la magnificence de la toile bien qu’elle sentait qu’elle n’avait pas pu comprendre toute la profondeur de l’œuvre. Kala sursauta lorsqu’elle entendit le rire éclatant de Seth. Ce rire la chamboula et la surpris agréablement en même temps. Elle ne l’avait pas entendu rire depuis qu’elle lui avait annoncé la supposée mort de la sirène. Il lui expliqua que ce qu’il avait peint n’était que ce qui lui courait dans la tête, sans rien qui se voulait explicite.
« C’est souvent les œuvres qu’on ne peut expliquer qui sont les plus belles. »
Et c’était souvent le cas pour celles de Seth. Cet homme avait plusieurs cordes à son arc. Sculpture, joaillerie, peinture… Son atelier était un monde de merveille devant lesquelles Kala ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller à chaque fois qu’elle rentrait dans la pièce. Kala pouvait lire la fierté sur le visage de Seth lorsqu’il observait sa toile et cette fierté la rendit heureuse. C’était inévitable, chaque fois qu’il était heureux, elle l’était aussi. Sauf quand il était avec Opale. Elle voulut se frapper lorsqu’elle pensa à la sirène. Elle était incapable de se la sortir de la tête et ça la frustrait. Elle recula doucement lorsque Seth décida de se lever pour finalement aller manger quelques bouchées de ce qu’elle avait bien daigné lui préparer. Elle l’observa s’emparer du plateau et aller s’installer sur le canapé. Elle allait se retourner et quitta la pièce lorsqu’il lui demanda de venir s’installer et de lui parler. Kala fronça les sourcils. Cette habitude qu’ils avaient de parler pendant des heures sur ce même canapé s’était évanouie en même temps que la présence d’Opale. Elle s’approcha du canapé, le caressa doucement d’une main distraite. Depuis que leur relation s’était détériorée, elle n’était plus aussi à l’aise lorsqu’elle était près de lui. Elle se posa à peine sur le l’accoudoir du canapé, ne pensant pas rester très longtemps. Elle resta silencieuse un moment malgré le fait qu’il lui ait demandé de parler. Elle ne savait pas quoi lui dire. Qu’elle était désolée de l’avoir blessée en simulant la mort d’Opale, qui d’ailleurs, était en vie ? Elle pourrait tout autant lui offrir une potion de fée, respirsanair, qui lui permettrait de respirer sous l’eau pour aller revoir sa petite sirène et vivre heureux pour toujours et avoir beaucoup d’enfants. Seth la tira de ses pensées morbides en lui annonçant que le plat était réussi. Malgré ses années d’expérience en cuisine, ça lui faisait toujours plaisir d’entendre qu’on appréciait ce qu’elle préparait, même si elle savait toujours que ce serait réussit.
« C’est toujours réussi, mais si tu trouves un bout de doigt c’est normal. J’ai dû mettre à la porte de la cuisine une de tes esclaves incompétentes. Je l’ai envoyée vider les pots de chambre. »
Kala sourit, elle savait que Seth comprendrait qu’elle blaguait. À moitié. Kala respira doucement, se détendant petit à petit. Ce soir était un soir unique. Un soir où elle sentait que Seth faisait des efforts pour être gentil. Il n’avait pas à faire ça pour elle, mais le fait qu’il le fasse lui faisait chaud au cœur.
« Si jamais tu as encore faim, il en reste une portion à la cuisine. »
Kala n’aurait jamais hésité à sacrifier son repas pour Seth. C’était de cette manière qu’on pouvait deviner que leur relation était malsaine. Elle était prête à tout pour combler les besoins de son maitre, même à sacrifier les siens. Elle venait tout juste de se rendre compte qu’elle était passée du vouvoiement au tutoiement. Sans doute parce qu’il s’était un peu ouvert à elle. Ou plutôt à sa présence. On ne pouvait dire qu’il s’ouvrait à elle s’ils ne parlaient que de la pluie et du beau temps.
« Pense-tu la mettre en vente ou la garder pour toi ? »
En prononçant sa phrase, elle pointa la toile sur laquelle il avait travaillé. Elle se doutait bien qu’il pourrait en tirer quelques pièces d’or. Secrètement, elle espérait toujours qu’il lui offre l’une de ses œuvres pour embellir les murs de sa chambre, mais il ne l’avait jamais fait jusqu’à présent. Peut-être voudrait-il la garder pour lui ? Après tout, il gardait plusieurs œuvres et cette pièce en était la preuve.
Allongé dans le canapé, Seth prenait enfin le temps de se relaxer. Il avait proposé à Kala de s'approcher et de prendre place, ce qu'elle avait fait. Sa pudeur le surprit cependant. L'esclave vint à peine s'asseoir sur le rebord du bras du mobilier. L'homme ne s'en formalisa pas, il fut surpris d'entendre sa plaisanterie. Un bout de doigt ? Voilà qui était bien peu appétissant. Son regard se tourna vers Kala qui lui expliquait comment elle avait sévi auprès d'une domestique incapable. Il avait noté aussi que la jeune femme se permettait de le tutoyer. Seth ne savait pas encore s'il appréciait cette proximité ou pas. Elle restait son esclave et il restait son maître.
- Si elle est incapable d'assumer son rôle, je ne veux plus d'elle sous mon toit.
Il haussa vaguement les épaules. Ses esclaves et ses domestiques se devaient de connaître leur place et de savoir qu'ils étaient parfaitement interchangeables. D'ailleurs, il n'était pas rare que Seth se lasse d'une personne et ne décide de la renvoyer sur le champ. C'était sa façon à lui de leur dire qu'ils avaient perdu sa sympathie et gagnait son courroux. Parfois, il leur exprimait aussi sa colère en leur administrant une gifle ou deux mais ça, c'était autre chose.
Kala l'informa qu'une autre portion l'attendait à la cuisine s'il le désirait mais l'artiste déclina d'un hochement négatif de la tête. Il n'avait pas la force de manger davantage, son corps était fatigué et il avait plus besoin de se reposer que de s'empiffrer. Ses paupières se fermèrent à nouveau mais Seth refusait de sombrer dans le sommeil, pas encore. Il préférait discuter, se changer les idées. Yeux clos, il ne put donc pas voir à quoi faisait référence Kala quand elle lui demanda s'il comptait la vendre ou la garder. Cependant, assez perspicace, Seth comprit de quoi parlait l'esclave.
- Je n'en sais encore rien. Elle restera probablement ici encore quelques temps.
Il acquiesça, le peintre devait encore achever son oeuvre et ensuite, il aviserait. En général, Seth appréciait vendre ses créations ! C'était satisfaisant de voir ses peintures, ses bijoux ou ses meubles dans la demeure d'un autre. Cela dit, l'homme appréciait aussi garder certaines de ses créations pour lui. Cette dernière était plus personnelle que les autres, elle avait une touche de folie qui lui plaisait beaucoup. Seth allait probablement la garder, en fin de compte.
- Et depuis quand t'autorises-tu à me tutoyer ? Dois-je te rappeler quelle est ta place ?
Sans même avoir ouvert les yeux, il imposa un instant de silence. Ensuite, il éclata de rire à nouveau. Seth était parfois difficile à suivre et le comprendre se révélait être un véritable périple pour ceux qui prenait la peine de le vouloir. L'homme se redressa dans le canapé et rouvrit les yeux pour observer Kala. Elle paraissait fatiguée. La vie d'esclave ne devait pas être simple tous les jours surtout lorsque l'on était à sa botte. Seth se savait pénible, il était souvent colérique, parfois lunatique et de temps à autre violent. Toutefois, une question l'obnubilait.
- Avant moi, as-tu eu d'autres maîtres plus pénibles encore ?
Pourquoi s'intéresser à la vie de l'esclave ? Et pourquoi pas ? Seth n'avait rien de mieux à faire et sa curiosité était légendaire. De plus, Kala avait un caractère plutôt fort et celui-ci avait dû être forgé par des expériences difficiles. L'homme était intrigué et se demandait bien ce qui avait pu pousser la femme à en arriver là où elle en était à ce jour.
Seth dégagea ses jambes du canapé et tapota la place vacante à ses côtés pour que Kala vienne s'y asseoir. Il lui tendit l'une de ses paumes et lui ordonna sans ménagement :
- Fais-moi un massage de la main, j'ai d'horribles douleurs dans les doigts.
C'était une chose qu'il n'aurait probablement pas demandé à une autre. Kala restait l'esclave de laquelle il se sentait le plus proche, avec laquelle il avait le plus d'affinité. Seth savait que quoi qu'il arrive, il ne la jetterait probablement pas hors de chez lui ! Malheureusement, dans ses moments de colère, il lui arrivait d'être plus furieux contre Kala que contre les autres. C'était bien là le revers de la médaille d'être sa préférée parmi ses serviteurs.
Seth laissa sa tête retomber dans les coussins et ferma à nouveau les paupières. Il se calma un instant, se détendit et laissa Kala le masser. C'était un instant agréable mais qui le serait encore plus si ...
- Va mettre un peu de musique. Le gramophone se trouve au fond de la pièce, derrière les larges toiles vierges.
Un petit air de musique enchanteur et la soirée serait encore plus douce.
Seth l’écoutait sagement raconter son histoire d’esclave incompétente, mais Kala n’obtient pas la réaction désirée. Elle n’espérait que détendre l’ambiance, mais Seth resta quelque peu de marbre et sa réponse ne fut que de lui suggérer de mettre l’esclave à la porte. Pour tout dire, Kala y avait déjà pensé, mais souhaitait trouver la tâche idéale pour l’esclave plutôt que de la renvoyer. Elle avait elle-même fait plusieurs maîtres et jugeait que Seth avait été le plus indulgent. Kala était parfois effrayée par la possibilité que Seth la renvoie. Ils avaient été proches, mais s’étaient éloignés depuis Opale. S’il renvoyait une gamine parce qu’elle s’était coupée le doigt en cuisine, il avait énormément de motifs pour la renvoyer aussi. Elle pouvait être insolente, arrogante, envahissante et surtout, elle avait libérée Opale sans sa permission. S’ensuivit une discussion légère au sujet de sa toile. À savoir s’il allait la garder ou non. Il décida qu’il la garderait probablement encore un moment encore. Puis, d’un ton grave, il lui demanda ce qui l’autorisait à le tutoyer et la menaça de la remettre à sa place. Il n’avait même pas ouvert les yeux ni tourné la tête vers elle. Le cœur de Kala se serrait et l’ambiance s’assombrit. Elle avait à peine remarqué qu’elle le tutoyait. Sans doute parce qu’il n’avait pas été agréable avec elle depuis longtemps, elle s’était emballée.
« Je… euh… Pardonnez-moi, Maître. Ça m’a échappé un instant. »
Elle baissa la tête et s’apprêtait à le laisser seul lorsqu’il éclata de rire. Kala le regarda dans les yeux. Elle comprit facilement qu’il n’avait pas apprécié le tutoiement, mais qu’il s’était aussi moqué d’elle. Par réflexe, elle serra la mâchoire pour se retenir de répliquer quelque chose qui lui vaudrait une correction. Si elle avait été libre et indépendante, Seth aurait sans doute été quelqu’un qu’elle aurait prit plaisir à remettre à sa place. Elle se calma d’elle-même, elle ne voulait pas gâcher cette soirée avec lui. Seth reprit la parole, d’un ton plus doux, et lui demanda si elle avait déjà eu des maîtres plus pénibles que lui. Elle fut soudainement assaillie de souvenirs désagréables. Elle regarda Seth, se demanda si oui ou non elle avait envie de lui ouvrir sa carapace et de lui donner accès à sa vie avant lui.
« Vous n’avez pas été si pénible, Seth. Vous avez même été très bon avec moi. »
Suivit un silence, Kala ne savait pas par où commencer. Et surtout, elle ne savait pas s’il avait réellement envie d’entendre parler de sa vie ou s’il avait plutôt envie qu’elle le rassure à savoir qu’il était un bon maître, une bonne personne. Il lui tapota la place près de lui et lui demanda de venir masser ses doigts qui étaient douloureux à cause du travail. Kala obéit et se rapprocha de lui. Elle prit sa main dans la sienne et commença à la masser délicatement. Elle était toujours surprise par la douceur de ses mains. Il les malmenait régulièrement lorsqu’il créait ses œuvres, mais il en prenait tout autant soin. Kala posa son regard sur ses mains à elle qui n’avaient pas eu la vie facile. On pouvait y distinguer des zones où elle s’était brulée ou coupée en cuisine.
« Quelques années avant vous, j’ai été l’esclave d’un couple. C’étaient de terribles personnes. Ils me battaient dès qu’ils en avaient l’occasion. Pour une poussière sur un livre ou une viande trop cuite. »
La gorge de Kala se serrait en évoquant ces souvenirs. Elle revoyait plusieurs scènes en massant les doigts de Seth. Ses mouvements se firent plus durs sans qu’elle ne se rende compte. Elle posa son regard sur lui qui avait les yeux fermés. Ainsi, il ne pourrait pas voir les yeux de Kala briller, menaçant de laisser couler quelques larmes.
« C’est cet homme qui m’a arraché ma virginité. Chaque fois que sa femme était sortie, il se jetait sur moi. Peu importe la pièce de la maison, peu importe le nombre de domestiques qui regardaient. Ça ne durait jamais très longtemps. Vous savez, les hommes… S’ils n’ont pas à se soucier du plaisir de la femme, ça peut être très rapide. »
Kala n’avait pas terminé son histoire, mais il lui proposa de mettre un peu de musique pour détendre l’ambiance qui devenait plutôt lourde avec son histoire. Il lui indiqua où se trouvait le gramophone. Elle reposa doucement la main de Seth sur sa jambe et se leva pour aller mettre un peu de musique. Lorsqu’elle revint vers lui, elle décida de changer de sujet. De passer outre les autres horreurs qu’ils lui avaient fait subir. De ne pas lui mentionner qu’elle avait parfois voulu mettre fin à ses jours. Que ça l’avait tenté tout autant que lui la tentait. Avant de se rassoir près de lui, elle plongea la main dans la poche de sa robe et en sortit la petite pierre ovale qu’elle avait trouvé plus tôt dans la journée.
« Ce matin, au marché, cette petite pierre a attiré mon regard. »
Elle se sentit soudainement très stupide. Elle savait bien que Seth travaillait avec des pierres précieuses bien plus scintillantes que cette minable roche, mais elle ne put s’empêcher de la lui tendre. Peut-être trouverait-il un moyen d’en faire un bijou remarquable, c’est ce qu’il faisait toujours.
« Ce n’est qu’une simple roche, mais je me suis dit que vous pourriez peut-être en faire quelque chose. Elle a de magnifiques reflets, mais je sais que c’est un peu plus rustique que ce que vous faites d’habitude… »
Kala se doutait qu’il allait sans doute la jeter à quelque part dès qu’elle aurait le dos tourné. Seth avait toujours fait de magnifiques bijoux. Il lui avait raconté qu’il avait travaillé pour la Reine d’Espagne. Elle ignorait qui c’était, mais cela semblait important pour Seth. Il ne s’abaisserait pas à travailler une roche simplement pour lui faire plaisir.
Kala s'excusa mais il vit bien dans son regard qu'elle retenait ses mots. Seth ne tolérait pas l'insubordination et il aurait détesté qu'elle tente de le remettre à sa place. Le maître exigeait de ses domestiques qu'ils soient obéissants et respectueux et s'ils n'étaient pas capables de l'être ... ils connaissaient le chemin de la sortie. Quant à ses esclaves, eux par contre, ils avaient tout intérêt à rester courtois et bien élevés s'ils ne voulaient pas finir de nouveau au marché. Bien sûr, Seth n'aurait pas rejeté Kala en pâture aux lions de One-Eyed-Willy pour une simple prise de tête. Cette femme, il lui devait beaucoup. Elle l'avait aidé à prendre ses marques sur l'île et lui avait donné des conseils précieux. L'homme ne voulait pas qu'elle se sente assise sur un siège éjectable mais elle ne devait pas non plus le considérer comme son meilleur ami. La frontière était mince entre les deux.
Le joaillier, allongé dans le canapé, eut alors l'idée saugrenue de l'inviter à lui parler de son passé. A quoi s'attendait-il en questionnant une esclave sur son histoire ? Il était sûr que le passé de Kala devait la hanter. Mais Seth n'avait pas imaginé qu'elle ait pu passer par tout ça, elle se livra à propos de son existence sans filtre. La cuisinière ne chercha ni à dissimuler les périodes les plus sombres ni à cacher les détails sordides. Seth se redressa sur un coude et leva les yeux vers le visage de la femme quand elle lui expliqua les mauvais traitements infligés par son ancien maître. Le joaillier ignorait tout ça jusqu'alors et soudain, il se sentait plus proche de Kala. Elle lui avait confié ses secrets, ses peines et ses douleurs. Cependant, l'artiste se sentit obligé de la contrer :
- Non, je dois dire que je ne sais pas. Le plaisir est tellement plus intense quand il est partagé ...
Seth songeait à Opale. Il n'avait pas toujours été un gentleman avec elle comme par exemple lorsqu'il l'avait enlevée ! Cependant, jamais l'homme n'avait posé la main sur elle. Tout du moins, jamais sans son consentement. Le joaillier était, certes, impulsif et en proie à des crises de colère mais il n'avait rien d'un monstre libidineux. Alors que ces lourdes confidences flottaient encore dans l'air, Seth proposa à Kala d'aller mettre un peu de musique. Cela adoucirait leur humeur, ils ne devaient pas se laisser sombrer dans la morosité ou pire, la mélancolie.
La femme revint alors et lui dévoila une trouvaille. Une pierre aux reflets intéressants et à la forme intrigante. Kala lui avoua l'avoir trouvée au marché et l'avoir ramenée pour lui. Seth tendit la main et prit la petite pierre qu'il leva par-dessus son visage et observa à la lumière. Elle n'avait pas tord ! Ces reflets étaient agréables à regarder et Seth pourrait peut-être en faire quelque chose. Dommage qu'il ne s'agisse pas d'une pierre précieuse car la trouvaille aurait été parfaite. Cependant, c'était déjà une bonne pioche ! Seth adressa un sourire à la cuisinière et la remercia poliment.
- Merci de cette petite attention. Je ne pourrais probablement pas l'utiliser elle-même mais je pourrais m'en servir comme inspiration pour la couleur et la forme.
Seth avait une petite idée en tête. Peut-être, si un jour il n'était plus débordé d'inspiration ou de travail, l'homme s'attèlerait à un bijou destiné à être porté par Kala. Cela allait à l'encontre de ses principes et de ses espérances. Elle n'était qu'une cuisinière et lui, ornait les cous des plus grandes dames de l'île. Cependant, Seth devait beaucoup à Kala et elle méritait amplement un remerciement digne de ce nom. Et puis, il lui suffirait de lui interdire de porter le bijou en public à l'extérieur des murs de la maison et le tour sera joué. Le joaillier se laissa porter par le son de la musique puis eut une idée et se redressa pour se mettre sur ses pieds. Il tendit ensuite la main à Kala.
- Veux-tu danser ?
Elle l'avait attendri avec le récit de ses malheurs passés et Seth se surprenait l'envie de voir un sourire sur son visage. L'homme lui prit alors la main et l'emmena au centre de la pièce sans vraiment lui laisser le temps de refuser. Il la serra contre lui et prit l'une de ses maison dans la sienne puis posa une paume sur sa hanche. Ils tournèrent quelques instants, formant des arabesques dans l'air et dessinant des ovales sur le plancher avec leurs pieds. Seth reprit alors :
- J'espère que tes mauvaises rencontrées passées ne t'ont pas donné une piètre opinion de la gente masculine ?
Seth n'interdisait pas à Kala de rencontrer l'amour. Il était même plutôt magnanime à ce sujet et tolérait que la femme rencontre ses prétendants sous son toit. Bien évidemment, ils étaient tenu à une décence extrême. Aucun ébat ne serait toléré dans cette demeure ! Pour ces choses-là, il existait des endroits bien plus appropriés. Seth ne désirait pas que ses domestiques soient malheureux, bien au contraire ! Cependant, il leur imposait une rigueur afin d'obtenir l'ordre et la paix.
Au fond de lui, Seth trouvait cela terriblement injuste que Kala ait eu à subir des sévices dans son passé. C'était malheureusement le lot de nombreuses jeunes personnes abandonnés aux mains de pirates ou de malotrus. Au moins, désormais qu'elle était avec lui, elle serait en sécurité.