Le ciel accablait la crique de sa lumière blafarde, voile opaque que le soleil ne parvenait plus à percer. Inerte, l’île capricieuse s’était figée dans une torpeur glaciale. Monde détraqué. Encore. Après les ténèbres, l’hiver. Décidément, on en voulait à son soleil. La sirène regrettait les beaux jours. Ephyra détestait l’hiver. Certes, elle reconnaissait une certaine beauté à cette saison, la neige éblouissante, les nuances bleutées de la lagune, les tourbillons blancs… Mais tout le spectacle de cette nature stupéfié par le givre ne valait rien à côté de la douce caresse des rayons du soleil d’été. Une ombre glissa entre les rochers. Elle nageait la sirène, perdue dans ses pensées, égarée dans sa liberté. Comme toujours. L’onde miroitait au-dessus d’elle sans lui faire envie. Ces derniers temps, la naïade fuyait la surface et ses températures terribles. Les eaux de la mer imaginaire lui offraient un maigre havre de paix, loin des instables événements du monde des humains. Seulement, cette paix n’était qu’illusion. La sirène ne le savait que trop bien. Le peuple aquatique avait beau s’être désolidarisé des bipèdes depuis des siècles, les deux mondes restaient soumis au bon vouloir du Pays Imaginaire. Sous la pression des malheurs de l’île, elle ne tarderait pas à percer aussi, cette bulle protectrice que représentait le royaume sous-marin.
Le courant qui la portait, déjà, se faisait plus tiède qu'à l'accoutumer. Contournant un récif, elle accéléra, à peine consciente de ces variations discrètes, symptôme d'une rude météo. Sous ses longues mèches rousses flottant au gré de l'eau, la sirène semblait déconnectée de la réalité. Son corps dans un monde, son esprit dans un autre. Ce récif, ces algues, ces rochers… La naïade ne les connaissait que trop bien. Elle stoppa sa course, soudainement happée par le passé. Sa nage hasardeuse l'avait ramené sur un lieu ô combien familier. Sur les traces de son enfance. Cette route, combien de fois l'avait-elle emprunté, un sourire espiègle figé sur son visage enfantin, le cœur gonflé d'orgueil ? Combien de temps s'était-elle fait désirer, là, tapis dans les ténèbres de l'océan, sachant pertinemment que là-haut, à la surface, les grands yeux naïfs d'un jeune garçon scrutaient l'onde à la recherche d'un signe trahissant la présence de la petite sirène ? Ses prunelles brunes figées sur ce paysage, Ephyra se laissait accaparer par cette soudaine vague de nostalgie, ces échos lointains d'une époque insouciante où se mêlaient jeux et mesquineries. Une époque révolue. Lassée de ces enfantillages, la sirène avait grandi. Edward aussi, avait grandi. La peste égoïste lui avait arraché son enfance avant de disparaitre. Elle avait réduit ses jours innocents à l'état de vulgaires souvenirs, et ce sans aucun remords. Parce que la jeune sirène qu'elle était ne supportait pas l'idée d'être oubliée, de disparaitre des esprits. Peut-être ne serait-elle qu'un épisode perdu dans l'éternité de la vie de sa mère, mais pas dans celle de d'Edward.
Pourtant, elle s'était encore effacée de sa vie. Pourquoi ? Elle-même à s'expliquer son incohérence. Était-ce là un nouveau tour de ses humeurs changeantes ? Peut-être. L'imprévisible sirène subissait les aléas de son tempérament lunatique. Elle s'était retirée avec les beaux jours après avoir déversé son venin et semé le chaos dans la vie de Rosasharn. Par pure mesquinerie, par jalousie. Cela lui importait peu désormais. La vie idyllique de la jolie princesse avait révélé ses imperfections, la sirène n'avait plus qu'à laisser la tempête se calmer. Loin des tumultes du destin, elle attendait le moment propice pour réapparaitre. Partir pour mieux revenir.
Voguant entre les rochers, un détail l'arracha à sa rêverie. Un son. Le bruit singulier de l'onde qui se déchire. Guidée par sa curiosité, Ephyra s'arrêta, à la recherche de cette présence qui était venue troubler la solitude des lieux. Son regard perça l'horizon jusqu'à s'attarder sur la curieuse silhouette d'un naufragé, forme désarticulée soumise au bon vouloir de l'eau étouffante. Un humain. La sirène s'approcha, spectatrice silencieuse de la lente chute de ce corps lourd. Encore une vulgaire carcasse venue tapisser le fond de la mer imaginaire. Cette vision funeste n'éveilla aucune empathie dans le coeur de la jeune femme qui, avec une indifférence déconcertante, s'apprêtait à continuer sa nage en lançant un dernier regard à cet être en perte. Un seul et ultime regard qui, en quelques instants, changea tout. Ses prunelles s'écarquillèrent sous la surprise. Ce visage, elle le connaissait. Malgré les années, la naïade aurait pu le reconnaitre entre milles. Edward. La scène a d'étrange relent de déjà vu. Un bond dans le temps. Oh, cela l'avait bien amusé, à l'époque, d'observer ce gamin suffoquer après l'avoir envoyé faire une brasse coulée. Mais aujourd'hui, c'est une panique sourde qui l'envahit soudainement. D'un bond, elle se jeta sur le naufragé, son naufragé, pour le pousser jusqu'à la surface, le soustraire à une mort certaine. Leurs têtes crevèrent la surface. Elle redoubla d'efforts, tira le corps gelé jusqu'à se hisser avec lui sur la berge toute proche.
Ses mains glissèrent sur le visage trempé du brun pour dégager les quelques mèches venues s'y coller.
« Edward? » Murmura-t-elle en cherchant à calmer le flot d'émotion qui l'assiégeait. Son souffle se mua en buée au contact de l'air.
« Eddy? » Qu'elle répéta, plus fort cette fois. La panique, l'incompréhension, la peur, l'angoisse… La colère. Incertaine, elle prit le dessus, camouflant une inquiétude que la sirène ne saurait admettre. Que lui avait-il pris à cet idiot ?
« À quoi joues-tu ? Es-tu complètement inconscient ?! » Son visage entre ses mains, son regard scrutait la moindre réaction. Ouvre les yeux, dit quelque chose.
« Il y a des manières plus efficaces d'apprendre à nager, plutôt que de venir te suicider sous mes yeux. » Les accents de sa voix se faisaient moins colériques, marqué par la seule incompréhension. Qu'avait-il cherché à faire ? En finir avec la vie ? La sirène n'était pas stupide, la thèse de l'accident ne prendrait pas avec elle. On ne se laissait pas tomber à l'eau de manière aussi stupide sans raison. Le lieu était désert, personne pour voir, personne pour entendre. Personne pour l'empêcher de commettre l'irréparable. Sauf elle, présence insoupçonnée.