La nuit, encore et toujours. Un épais voile noir avait envahi Neverland, refusant catégoriquement de ficher le camp. Tous les habitants étaient plongés dans l’obscurité, à croire que le soleil en avait eu marre d’assister aux querelles sans fins animant cette minuscule île imaginaire. Distinguer la journée de la nuit ne se faisait dès lors plus que grâce à l’activité environnante. Jud avait bien senti que les gens quittaient peu à peu la taverne pour retourner chez eux et se glisser dans leur lit. Lui, il n’était pas d’humeur à dormir mais la taverne commençait à lui donner mal au crâne. Entendre ces ivrognes beugler et ces donzelles ricaner, ça le rendait dingue. Le pirate quitta donc son banc et se dirigea vers son nouveau navire.
Cela faisait peu de temps qu’il avait embarqué à bord du Jolly Roger. La Bacchante avait fini par ne plus vouloir de lui, son caractère de chien lui avait valu trop de problèmes au sein de l’équipage. Et le voilà qui intégrait le navire de ce fameux Capitaine Crochet. Jud s’occuperait des cuisines, comme à son habitude. Mais plus question d’être maître coq, cette place n’étant pas vacante sur le navire, l’homme s’était vu rétrogradé. Il occupait donc le poste de simple coq, cela ne le dérangeant pas plus que ça en fin de compte. Les responsabilités, très peu pour lui.
Sur le Jolly, Jud n’avait pas encore eu le temps de sympathiser avec beaucoup de gens. Celle avec qui il s’entendait le mieux restait incontestablement sa supérieure. Maître coq du navire, elle n’avait pas le profil typique du pirate mais elle se donnait du mal pour l’obtenir. Lui, il savait qu’elle rencontrait quelques difficultés avec le maniement des armes blanches ou avec le combat au corps-à-corps. Evidemment, Roxane avait gardé ces informations bien secrètes ! Mieux valait pour elle que cela ne se sache pas, une personne jugée faible au sein d’un équipage ne fait jamais de vieux os. Jud décelait cependant chez elle un potentiel, d’autant plus qu’il détestait laisser quelqu’un de côté pour un simple manque de pratique.
Quand il sauta sur le pont, embarquant à bord du Jolly, Jud avait déjà une idée en tête. Roxanne devait être en cuisine, sans nul doute. À cette heure, très peu de pirates étaient encore présents sur le bateau. Certains étaient à la taverne, d’autres au bordel et les derniers cuvaient leurs boissons quelque part aux alentours du port. Seuls les plus solennels dormaient sur le bateau mais ceux-là ne représentaient aucune menace, leur couche étant trop éloignée des cuisines pour qu’ils entendent quoi que ce soit.
Jud poussa la porte menant aux couloirs puis celle menant aux cuisines et sans surprise, il trouva Roxane affairée à un rangement des produits. Être chef coq, ça peut sembler facile mais pour l’avoir vécu, Jud savait que ça ne l’était pas. Nourrir un équipage, c’est se confronter à des palais ingrats. Ces gueux-là n’avaient en tête que de se remplir la panse et se noyer dans la graisse et l’opulence. Sauf qu’il n’y avait pas toujours du sanglier ou du cerf au menu, presque jamais même. Bien souvent, il fallait se contenter de bouillie ou de soupe insipide. Surtout lorsqu’ils étaient en mer, coupés de toutes sources d’aliments. Alors là, c’était au chef coq de sortir ses talents cachés et de faire d’une bouillie fade, un plat appréciable ou d’une soupe à l’eau douce, un nectar réchauffant leur cœur fatigué.
- Salut toi !
Le coq s’avança vers elle et lui adressa l’esquisse d’un sourire. Il posa les mains sur ses bras pour qu’elle cesse de courir en tous sens et qu’elle se concentre sur ce qu’il allait lui dire. Il la fixait droit dans les yeux en souriant.
- Les autres dorment ou sont partis. C’est le moment idéal pour ...
Jud dégagea quelques mèches du cou de Roxane et fit mine de s’approcher de sa peau pour l’embrasser. De sa main droite cependant, il attrapa le couteau de boucher laissé sur la table et le fit tout à coup glisser entre lui et la maître coq.
- Pour s’entraîner !
Roxanne en avait bien besoin. Arriverait l’instant où ils entreraient en abordage avec un autre navire et si elle ne participait pas et se cachait dans les cuisines comme une lâche, elle serait considérée comme telle par tout l’équipage. Paradoxalement, si elle fonçait tête baissée sans savoir manier un tant soit peu une arme, elle finirait avec quelques sales blessures voire une tendance à refroidir très vite et définitivement.
- Leçon numéro un. Tu ne lances jamais ton arme. Je sais que c’est tentant de le faire, on croit qu’on visera pile entre les deux yeux et que l’adversaire tombera raide. Sauf que si tu ne sais pas viser, tu vas juste te retrouver désarmée et à la merci de ton ennemi.
Jud se redressa et tendit presque poliment le couteau à la demoiselle. Ce n’était pas une lame traditionnelle mais après tout, pourquoi pas !
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