La valse des monstres.Ses couteaux étaient restés dans la cuisine de La Bacchante. Tous, sauf un. Jud n’allait tout de même pas sortir sans une petite lame bien aiguisée dissimulée dans sa manche. Le pirate était réputé sanguinaire, un peu fou sur les bords aussi. Il ne cherchait pas à démentir, au contraire. Son père l’avait rendu dur comme la roche à force de coups et l’équipage de La Buse avait réveillé la bête qui sommeillait en lui. Toutes ces raclures réunies avaient façonné l’homme qu’il était. Sur sa route, Jud n’avait pas vraiment eu la chance de croiser qui que ce soit de bien ! Certaines personnes sont simplement destinées à ne pas prendre les bons croisements.
Cette fois, Jud débarqua à la taverne de Blindman’s Bluff. La Bacchante avait amarré, l’équipage avait le droit d’aller se désaltérer ou de trouver refuge entre les bras d’une donzelle. Le cuistot n’était pas un ivrogne comparé à bon nombre de ses camarades, il appréciait cependant l’ambiance électrique des tavernes. C’était bien souvent là-bas que l’on assistait aux plus respectables baston ! S’il devait y avoir une rixe, ça serait très probablement dans ces lieux sordides. Jud aimait cette nervosité, cette violence palpable qui flottait dans l’air. Dans cet environnement, le boucanier était chez lui.
Une serveuse passa lui déposer sa choppe, il la remercia d’un hochement de tête. Jud commença à boire, assis dans un coin sombre de l’établissement. Le fourbe avait choisi sa place de façon à pouvoir observer les lieux de fond en comble. C’était un endroit stratégique où il pourrait maîtriser le jeu. Jud savait que tôt ou tard, une baston s’engagerait. Enfermez une bande de pleutres surexcités du bocal ensemble et attendez dix minutes, vous obtiendrez une poignée de dents en cadeau. Le pirate n’eut donc qu’à patienter, buvant sa choppe sans parler à quiconque. Il fallait un temps record pour que n’éclate un scandale ! D’ailleurs, Jud commençait sérieusement à s’ennuyer. Les bras croisés derrière la tête, les pieds sur la table, l’homme avait attendu des heures pour obtenir ce qu’il voulait. Enfin, c’était son moment.
Deux mastodontes s’empoignèrent par la chemise et commencèrent à se mettre des coups de poing digne de coup de poêle à frire dans le front. Un petit cercle se forma autour des combattants qui venaient de tomber sur le parquet de bois. Les serveuses étaient habituées, elles savaient que dans ces cas-là mieux valait s’éloigner. Jud se leva et empoigna sa choppe vide, il savait qu’elle lui serait utile. En effet, quelques minutes après que les hurlements d’encouragement aient débuté, les spectateurs se lassèrent de regarder. Ils voulaient être acteurs, eux aussi. Les coups se mirent alors à voler, les esprits s’échauffèrent pour de bon.
Jud vit un homme s’approcher de lui. Son rictus s’étira alors car il voyait son occasion de se lâcher arriver. L’inconnu se lança vers l’avant, prêt à frapper mais le pirate lui jeta sa choppe au nez. Dans un filet rougeâtre, l’attaquant se stoppa net dans sa course. Jud en profita pour lui asséner un violent coup de pied au thorax, l’envoyant valser à l’autre bout de la taverne où les combats faisaient rage. Déjà, quelqu’un d’autre se ruait sur lui. Jud se ramassa des phalanges dans la mâchoire et pâlit en voyant son sang lui couler sur les doigts. À chaque fois, il se remémorait d’atroces souvenirs de son enfance. Sa tranquillité laissa alors place à sa folie furieuse. Jud attrapa celui qui avait osé le frapper par les cheveux et lui frappa la tête contre le coin de la table. Le pirate s’acharna, infligeant coup de pied après coup de pied sur le corps recroquevillé.
Il aurait pu continuer et faire bien pire si quelqu’un ne l’avait pas attrapé par derrière, lui bloquant les bras et attendant qu’on vienne l’attaquer par devant. Jud se débattit férocement et enfonça ses dents dans la paume de l’inconnu qui hurla tel un chien dont on a écrasé la queue. Enfin libéré, le pirate se jeta sur son assaillant, chutant sous les tables ensemble. Jud ramassa quelques larges coups au visage, cracha plusieurs fois de l’écume rougeâtre. Il ne pouvait s’empêcher pourtant de ricaner lorsque ses poings et ses genoux frappaient le corps de l’ennemi. Quand l’homme perdit connaissance, Jud cessa de le frapper.
Journée exécrable. Temps correcte, soit, certes, mais du boulot par dessus la tête et des lourdauds … à ne plus savoir comment les virer. A croire que la galanterie avait été rangée au placard, notamment depuis que la nuit était tombée sur le pays de Neverland – d'autant plus depuis que l'illustre Bacchante et ses badauds avaient amarré. Il y a avait eu des cris, des rires gras, des insultes … Des insultes, chez moi ? Insupportable ! Si en mon fort intérieur j'avais souris, quelque peu amusée, devant autrui en revanche j'avais sorti mon flingue et j'avais manqué de peu l'oreille d'un de ces abrutis. J'avais simplement énoncé, d'une voix calme et maîtrisée, que la prochaine fois je ne raterais pas leurs précieux bijoux de famille. Bien entendu, certains avaient des piécettes sonnantes et trébuchantes, pile assez pour une gâterie de premier ordre. En temps normal, j'aurais pu laisser passer ... mais leur manières abjectes m'avaient assez échaudée pour que je balance tous ces malpropres dehors avec perte et fracas. Pirates ou non, ces hommes étaient des porcs, et la place des porcs était à la porcherie, avec leur semblables gros, gras et dépravés. Nous n'étions pas dans un bordel ici, mais dans une maison close, excusez de la nuance si vous êtes trop peu éduqué pour la comprendre. Il m'avait par la suite fallut faire le ménage, en prime de vérifier que rien n'avait été volé – aussi méfiante que près de mon or, surtout lorsqu'il s'agissait de pirates. Oui. Et alors, ça vous dérange ? Vous savez où se trouve la porte.
Soupir. Une heure est passée depuis. La nuit est là, ne changeant nullement du jour – seules les bougies déclinantes peuvent encore m'aider à me situer – et si dans ma maison le calme est revenu, outre les rires légers et les gloussements, bien entendu – ce n'est pas le cas des autres habitats situés au dehors. Par ailleurs, un homme entre soudainement chez moi, le nez en sang et l'air affolé, de quoi finir de m'horripiler pour de bon – ce con est en train de saloper mon tapis ! … Pardonnez-moi ? Comment ? … Attendez, redites-moi ça ? … Comment ça la taverne de l'Aigrefin est sans dessus dessous ? Mais qu'est-ce que j'en ai à faire ? Vous êtes en train de tâcher mon précieux tapis avec votre sang poisseux ! Crénom de … Hum ? Vous dites ? Un grand type aux cheveux ras et musclé ? Avec l'air hargneux et de jolies fesses ? … … … Serait-ce … Non. Si ? … Oh bonne mère. Lasse et dépitée, je regarde mes filles autour de moi tenter de comprendre. Heureuse que Miläne est occupée ce soir, sinon se serait le drame assuré … Car Jud le grand, forban des mers, pique assiette en chef de son état et amant passable en prime vient de rentrer à la maison … Tout du moins sur la terre ferme. … Attendez. Il revient juste et tout ce qu'il trouve à faire c'est démolir une taverne ? … Maudit pirate ! Ah les hommes tous les mêmes. Pour cogner et faire les cons, pour crever en mer salement et finir beurrés dans une taverne, ils sont les premiers. Mais alors pour ce qui est de donner des nouvelles … C'est toujours pareil. Je grogne dans ma barbe inexistante avant de soupirer, lasse. « C'est bon. Je m'en occupe. » Il va m'entendre ! Je donne quelques ordres, avant de me saisir de mon châle. Je vérifie que j'ai bien mon pistolet et mes couteaux sur moi – question futile et stupide qui se solde par une réponse affirmative – par simple précaution, avant de sortir, d'un pas raide, furibond et digne, tandis que Monsieur-je-tâche-les-tapis-précieux-des-autres me suit comme un petit toutou bien éduqué. Bien sûr, ce n'est pas lui qui rachètera les dégâts causés. Mais j'ai au moins la satisfaction de me dire que si un con aux mains sales s'approche un peu trop, je m'occuperais de le lester d'un paquet un peu trop lourd pour lui.
Il ne me faut pas longtemps avant d'atteindre ce qui fut feux une taverne presque correcte. Des carreaux brisés gisent avec des ivrognes sur le sol, du sang et autres joyeusetés. Je ne m'arrête pas cependant, entrant dans l'habitat directement – et bien qu'au fond je suis calmée et amusée par tout ce tapage, présentement je suis surtout ennuyée pour les propriétaires. Comme je m'en doutais, j'arrive après la guerre. Aucun type ne passe en volant près de moi, ils sont déjà tous partis ou gisent à terre – et je crois que le type qui m'accompagne semble déçu par ce mauvais timing. Ah, mais qu'importe. Je contemple le bazar, j'étudie et annote mentalement chaque frais que cela coûtera pour que l'établissement ne redevienne comme neuf – ou presque. Bien sûr, il est hors de question que je paye pour les autres … Cependant une alliance avec cette taverne pourrait être une idée idée, d'un point de vue stratégique – et puis les filles sont plutôt mignonnes et surtout habituées aux esclandres … Mhmm à mûrir. Je finis par m'avancer, tandis qu'un homme se relève pour, par la suite, remettre une table à l'endroit. Mon sourire mince désormais s'étire, et je ne peux m'empêcher de croiser les bras, tapant presque du pied. « Démolir une taverne te manquait plus que la compagnie de jolies femmes, à ce que je peux constater. » Je le contemple, admire son corps que je n'ai pas serré depuis longtemps – ne vous méprenez pas, Jud et moi sommes de simples amis. Certes il était ma première fois mais cela s'est arrêté ici – disons que je l'ai retrouvé réellement il y a peu … et le reste une histoire de rire gras autour d'une chopine de whisky, doublé de quelques cris quand il a appris pour Miläne. D'ailleurs en parlant de whisky … « Et qui va payer pour tous ce bazar ? J'espère que ton équipage a trouvé un trésor conséquent, car une partie revient à cet établissement sinistre. Patron, un whisky je vous prie. » Je continue sur ma lancée, avant de me baisser pour ramasser des choppes qui roulent à mes pieds et venir les poser sur la table fraîchement retournée. Je me retourne enfin vers lui, un grand sourire cocasse étirant mes joues fardées « Et donc Jud. Qui a gagné ? »
La valse des monstres.Un bref regard sur la pièce suffisait à exprimer le chaos qui y régnait. Jud ne se sentait pas responsable, un seul homme ne peut prendre le blâme de toute une émeute. Cependant, il détestait cette règle stupide stipulant que c’était toujours aux plus faibles de ramasser les pots cassés. Pour contrer cela, il s’affairait lui-même à ramasser le mobilier et à le remettre en place. Pas pour le propriétaire des lieux, pas pour son capitaine, pas pour qu’on dise de lui ensuite qu’il n’était pas si mauvais. Simplement pour que ces jeunes femmes innocentes ne soient pas encore contraintes de se coltiner le sale boulot après que des idiots aient assumé leur rôle.
Quelqu’un venait d’entrer dans l’établissement. Une silhouette gracile, féminine, sûre d’elle. Jud l’avait reconnue au premier coup d’œil cependant, il avait gardé le silence. Pour sa part, la maquerelle ne se priva pas de prendre la parole et de le taquiner sur ses activités. L’homme se contenta de ramasser une chope ne s’étant pas cassée et la repose sur la table désormais redressée.
- Ouais.
Réponse qui ne soulevait aucun enthousiasme. Ton neutre, pas un regard dans la direction de la femme. Rosemary, il la connaissait. Il l’avait connue quand elle n’était qu’une jeune fille toute frêle et tremblante entre ses bras. Sauf que depuis, elle était devenue une femme. Le genre qui fait tourner des grosses affaires, qui sort des armes à feu de dessous le comptoir et qui n’hésite pas à élever la voix si un lourdaud venait à la tester. Elle n’était plus la donzelle douce et fragile qu’il avait emmenée au septième ciel pour la première fois. Elle avait changé, et lui aussi.
- J’sais pas.
À nouveau ce même ton, quoiqu’un peu plus froid cette fois. Jud était agacé et ce n’était pas la bagarre qui l’avait mis dans cet état. Rosemary lui demanda en souriant qui avait gagné mais le pirate n’avait ni le cœur à rire ni à plaisanter. Très lentement, chacun de ses mouvements étant retenu, l’homme se redressa. Il posa le regard sur la femme, cette fois, elle pouvait parfaitement comprendre que son animosité était tournée envers elle. Jud finit par secouer la tête négativement.
- Je vais pas faire ça. Tu veux rire ? Va rire plus loin.
Il se foutait que Rosemary allait probablement l’incendier, se mettre en colère ou tenter de répliquer. Ce qu’elle avait fait, Jud ne le lui pardonnerait pas. Tout était de sa faute, c’était entièrement sa faute si sa petite sœur se retrouvait dans un milieu déplorable, à écarter les cuisses contre trois pièces jaunes. Ça le dégoûtait. Ça le mettait tellement en colère qu’il avait envie de casser toute la taverne et de pisser sur les décombres. Miläne, son petit ange qu’il aurait tout donné pour protéger à l’époque. Elle était devenue une vulgaire catin et tout ça, de la faute de cette femme. Assise là, face à lui. Cette femme qu’il peinait même à regarder droit dans les yeux.
- Tu m’as fait la pire crasse qu’on aurait pu me faire sur cette foutue terre. Je sais même pas pourquoi je te parle ... j’ai juste envie de te crever ...
Jud n’avait aucun filtre. Il crachait son venin et exprimait le fond de sa pensée comme elle lui venait. Il était un pirate mais surtout quelqu’un qui n’avait jamais connu que la violence dans la vie. Quelqu’un qui détestait souffrir mais qui y était abonné. Rosemary avait fait de Miläne un jouet à la merci de tous les hommes un tant soit peu friqué du coin. Et maintenant, il était trop tard. Quand bien même Jud parviendrait à l’arracher à cette foutue maison close, elle aurait toujours cette étiquette collée au dos. À Blindman’s Bluff, tous ceux qui avaient passé une nuit avec elle ne la voyait même plus comme une femme mais plutôt comme leur prochaine nuit torride. Jud détestait cette pensée. Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose mais non seulement Miläne ne voulait pas mais en plus, il ne savait même pas quoi faire. Lui, le pirate présumé sans attaches.
- Sache que si t’as encore la tête attachée au corps, c’est bien parce que Miläne se plait dans sa misère.
Il aurait suffis d’un mot, d’un seul. Si Miläne lui avait dit être malheureuse là où elle était, si elle lui avait dit être contrainte. Alors là, Jud aurait tout simplement tout explosé. Quitte à y aller sa propre peau, de toute façon pour le peu d’intérêt qu’elle avait à ses yeux ... mais non, sa sœur était bien là où elle était. Bah qu’elle y reste !
Pour l'amabilité, on repassera. Qu'est-ce que je croyais ? C'est un de ces maudits pirate. Ah, Rosemary … Il faudra un jour que tu accepte ce fait : les personnes que tu as apprécié un jour ont changé. Même si toi, tu es restée la même, au fond de toi … Bien que ton coeur se soit endurcit. Si je ne réponds rien à ses remarques, mon sourire se fane bien vite, pour prendre une attitude plus dure. Que croit-il ? Que sait-il ? Comment ose t-il me juger ? Je lance un regard d'excuse aux filles, filles que je connais surtout de vue je dois dire, avec un petit mouvement pour leur dire de filer et de revenir d'ici un moment. Vu l'attitude de Jud et la colère qui monte en moi … Il se pourrait qu'il y est encore de la casse. Moi, me battre avec un pirate ? Fort possible. Peu probable.
« Je te demande pardon ? » Ma voix soudain calme et maîtrisée, celle n'annonce rien de bon, tonne dans la bicoque à moitié détruite. Si son attitude n'augure rien de bon – car il se maîtrise, je le sais … La mienne y est égale en tout point. Oh, bien sûr, je sais de quoi il parle ! Mais était-il là à l'époque ? Non, et c'est pour ça que je lui pardonnerais presque … Presque. Oui. Car bien que tentant de me maîtriser, c'est sa dernière phrase qui me fait sortir de mes gongs. Comment ose t-il ? Comment ? En quel nom ? S'en est trop. Mon poing craque subitement contre sa mâchoire – et bien que je ne sois ni aguerrit au combat au corps à corps ni violente de nature, j'y mets toute ma colère et ma rage. « Comment oses-tu juger ta propre sœur ainsi ? Toi qui respectais les femmes plus que tout autre, comment oses-tu prétendre savoir ? » Je hausse la voix, furibonde, écoeurée par ses paroles. Me tenant la main en serrant les dents pour étouffer un juron, je me recule de quelques pas – je ne pleurerais pas ma douleur devant lui, je ne montrerais pas ma souffrance. Seulement ma révolte. Seulement … ma haine. « Un pirate … bien sûr. Un crétin de pirate ! Tu veux me tuer ? Fais-le ! Mais alors qui s'occupera de ta sœur ? Qui épongera son sang lorsqu'il coulera sur les draps alors qu'un enfant non désiré arrive ? Qui partagera sa peine et sa douleur ? Toi peut-être ? » Je crie désormais, incapable de m'arrêter, ma main contre ma poitrine – ça fait un mal de chien, je pense m'être brisée le poignet. « Tu crois que nous faisons ça par choix ? Réellement ? Tu es plus stupide qu'auparavant, Jud ! » J'attrape ma choppe et la lui balance à la figure de ma main valide, rageusement. Qu'importe si elle est pleine. Je sais qu'il la rattrapera par réflexe, et si il ne le fait pas, peut-être que cela aura le mérite de lui remettre les neurones en place. Ou pas.
« Je ne savais pas que c'était ta sœur ! Et l'aurais-je su, ça n'aurait rien changé ! Elle s'est faite avoir elle-même, figure-toi, et lorsque je me suis aperçue que nous étions toutes les deux en tord, il était trop tard. Que pouvais-je faire ? La rendre à la rue ?! Elle en serait morte ! Alors oui, je suis une pute ! Oui, j'écarte les cuisses pour de l'or ! Mais c'est ce même putain d'or que tu t'en vas chercher en assassinant des vies, c'est ce même putain d'or qui nous permet de vivre décemment et de coucher dans des lits et au sec ! Tu te crois mieux que moi, peut-être ?! Va te faire foutre, Ashar-Don ! Tu ne sais absolument pas ce qui s'est passé, tu ne sais pas ce que nous avons vécu, elle comme moi, depuis que tu es parti au loin. Tu ne sais pas à quel point j'aimerais qu'elle change de voie ! » Je reprends mon souffle suite à mes derniers mots, la voix cassée, reculant encore pour ne pas lui sauter à la gorge. Je le fusille des yeux de là où je me trouve désormais, plus blessée par ses mots qu'il ne pourrait le penser, ignorant d'ailleurs les quelques larmes de rage - les traitresses - qui s'échappe. Comme si il en avait quelque chose à faire, de toute façon. « Tu n'as aucun droit de nous juger. Après tout, tu es bien content de trouver des putes pour assouvir tes besoin … Bien que les miennes ont au moins le choix de dire non. Les miennes, au moins, sont en bonne santé, et je fais tout pour prendre soin d'elles. Oui. Oui, Jud. Une pute. Mais pas n'importe laquelle. » Je murmure, le fixant toujours, avant de soupirer finalement, séchant avec rage l'eau qui roule sur mes joues. « En revanche, toi ... Tu es comme tous les autres. Un crétin, doublé d'un aveugle. »
La valse des monstres.Elle l’avait très vite perdu son sourire. La claque de la réalité semblait encore résonner dans son esprit, trahie par son ton calme dissimulant la colère bouillonnante. Elle se fâche, elle se met dans tous ses états. Il n’en attendait pas moins de sa part. Et voilà que son poing vole, rencontrant la mâchoire de Jud dont la joue partit violemment sur le côté. Le pirate sentit un élan de haine le submerger, quelques gouttes de self-control en moins et il aurait encastré si fort ses phalanges dans la tête de Rosy qu’elle ne s’en serait jamais relevée. L’homme se contenta cependant de cracher rageusement au sol le filet de sang qu’elle lui avait tiré des gencives.
La maquerelle, elle n’appréciait pas que Jud juge Miläne pour ce qu’elle exerçait comme métier. Et pourtant, lui, il était incapable de dépasser cette honte. Cela le taraudait, l’empêchait littéralement de dormir la nuit. Son poing se referma, la colère montait de plus en plus et à chaque parole qu’elle prononçait, Rosemary ne faisait qu’empirer la situation. Les syllabes qui s’échappèrent d’entre ses lèvres le rendirent verdâtre. Pauvre folle. C’était ça, son argument ? Lui parler de ce qui risquait d’arriver à sa sœur à n’importe quel instant ? Jud eut cette image horrible de Miläne baignant dans le sang d’un enfant non désiré. Il frappa violemment du poing sur la table, la faisant vibrer sur son pied et finalement céder. Le bruit du meuble tombant ne parvint à amoindrir le son de son hurlement bestial lorsqu’il injuria la maquerelle :
- Ta gueule !
Ce fut long, puissant, prolongé. Jud serrait si fort les dents qu’on aurait pu compter les veines de son cou, jouant aux ombres chinoises contre sa peau tendue. Il ne voulait pas s’imaginer ça, il ne voulait pas savoir ce que sa sœur vivait ou ce qu’elle risquait de vivre. S’il découvrait l’envers du décor, s’il ôtait ses œillères ... alors, Jud ne supporterait pas. Le pirate était capable de tout. Quitte à aller la chercher lui-même et la traîner de force loin de ces misérables et de sa vie de merde.
Rosemary lui parlait de choix ou d’absence de choix. Foutaise. Jud n’y croyait pas une seule seconde, il en voyait tous les jours des gens qui luttaient pour joindre les deux bouts mais il y avait toujours une solution. Une autre que celle-là. La piraterie étant une option valable. Il ne chercha même pas à éviter la chope que la maquerelle lui jeta au visage. L’objet percuta sa pommette, l’ouvrant et laissant quelques traînées rougeâtres couler sur sa joue. Il ne l’essuya même pas, serra encore plus fort les poings et les dents.
- Tu voudrais que je te plaigne ? T’as pas envie que je te remercie au passage ? Si tu savais ce que j’en ai à foutre des épreuves par lesquelles t’es passée ! Tous les pirates de One-Eyed-Willy aurait encore pu te passer dessus que j’en aurais rien à secouer ! Mais ma sœur, fallait pas toucher à ma sœur ...
Elle lui parlait du choix de s’opposer à un client, de refuser. Mais tout ça n’avait aucune importance aux yeux de Jud. Que Miläne ne se soit pas fait le vieux boucher pervers n’effaçait pas le fait qu’elle avait laissé le jeune architecte jouer avec son corps. Le problème n’était pas les détails, à ses yeux, mais bien le fondement même de l’histoire. Et surtout, le souci dans ce cas de figure précise, c’était Rosy. Et Jud n’allait clairement pas la laisser s’en aller aussi facilement. Pas maintenant qu’il l’avait entre quatre yeux.
Une insulte de plus. Jud vola littéralement au travers de la pièce, se ruant tel un fauve sur sa proie. Sa paume enserra le cou pâle et tendre de Rosemary à vitesse accélérée. Sa main libre poussa la maquerelle tandis qu’il la plaquait contre le mur. Les doigts du pirate épousèrent la peau lisse de l’habitante, ses phalanges exerçant une pression certaine sur son cou. Il la soulevait littéralement du sol, ses pieds ne devaient qu’à peine toucher le parquet de la taverne. Jud s’approcha tout près du visage de Rosemary, sa face était rouge vive et dans ses yeux déferlait la haine et la douleur.
- Je veux plus entendre un seul mot sortir de ta sale bouche. Tu vas te taire et m’écouter maintenant. C’est clair ?
Il ne lui laissait aucun choix de toute façon, la tenant si fermement à la gorge qu’elle ne devait pas obtenir beaucoup d’air. Parler aurait été une très mauvaise idée. Jud secoua la tête négativement.
- T’es vraiment qu’une pauvre cruche. Tu crois que je l’ai choisi moi de devenir pirate ? Tu crois que je l’ai demandé de sauver ma sœur d’un obsédé qui cherchait à la prendre entre le seau pour les chevaux et le bac pour les vaches ? Tu crois que ça m’a fait plaisir de ramasser la merde dans les latrines de leur foutu bateau pendant des années. T’as déjà vu des latrines de bateau ? Je peux t’assurer qu’à côté même le bordel de One-Eyed a des allures de maison de maître.
La colère de Jud ne s’apaisait pas. Au contraire, ses doigts se serraient légèrement plus fort et il sentait qu’il n’allait pas pouvoir contenir bien longtemps toute cette rage et cette envie presque irrépressible de frapper.
- Mais j’ai tenu. En espérant que ma sœur ait survécu. Pas Miläne, elle était tellement petite à l’époque que j’étais sûr de sa mort. Mon autre sœur, Iniel. Mais Miläne ... la dernière fois que je l’avais vue, elle était toute petite. Elle riait quand on lui faisait des grimaces et elle partait en courant quand je lui courrais après pour l’effrayer. Et toi, t’en as fait ça ...
Jud desserra son emprise sur le cou de Rosemary et la jeta littéralement à même le parquet sans ménagement. Il se foutait de tout, à cet instant. Que les serveuses de la taverne appellent les gardes de Blindman’s Bluff ou qu’un justicier éphémère ne sorte une lame pour voler au secours de la donzelle. À ses yeux, c’était elle, le danger.
- Les pirates m’ont volé mes parents mais pas l’espoir. Ça, c’est toi qui t’en es chargée. Je te félicite. L’homme pourri que tu sembles tant détester, devine qui l’a rendu comme ça ?
Il la regardait de haut. La détestant au point qu’il aurait pu l’achever là, sur le moment. L’envie y était. Mais Jud avait promis à Miläne, à cette petite sœur qu’il savait encore vivante quelque part au fond de cette adulte désinvolte et sans tabous.
- Je te l’ai dit. Je te tuerai pas. Elle te veut en vie ... je me demande bien pourquoi d’ailleurs. Mais pour moi, t’es morte et enterrée.