« Je prétendais représenter un instrument de sabotage, une pièce desserrée dans la machine nationale, un inadapté chargé de jouer le rôle du grain de sable dans les rouages. Nul ne pouvait me regarder sans ressentir de honte, de colère ou de pitié. J'étais la preuve vivante que le système avait échoué, que le pays béat et suralimenté de l'abondance se lézardait enfin. » P. Auster
De tous les ennuis qui avaient pu lui tomber dessus au cours de sa trop longue vie, Jeremiah devait avouer que cette fois-ci il l'avait bien cherché. Ce qui était sur le point de lui arriver, il en était l'entier responsable. Il était parvenu à fuir le gros du danger mais les représailles ne tarderaient pas à le retrouver. Voilà le genre de pensées moroses qui lui venaient alors que le pirate passait la porte de l'Excès d'Arum. Il n'avait pas vraiment la tête à se trouver là, mais ses pas l'avaient guidé vers la maison close, un peu comme si ça avait pu constituer un refuge face à la colère de Crochet. Fuir l'équipage du terrible capitaine pour aller en rejoindre un autre n'avait pas été sa plus brillante idée. Rester sur le Jolly Rogers avait en fait été la pire décision qu'il ait pu prendre. Rien ne serait arrivé s'il n'avait pas écouté sa stupide vanité et avait compris qu'il serait mieux ailleurs. Et rejoindre le Poséidon, si cela lui conférait une certaine immunité, ne le sauverait pas éternellement. La nouvelle ne s'était pas encore propagée, peu de gens savaient qu'il avait rejoint l'équipage de Delendar. Lorsque l'affaire se propagerait, cela mettrait le feu aux poudres. Sans mauvais jeu de mot. Un ricanement lui échappa alors qu'il se dirigeait à un comptoir, répondant d'un signe de la main à quelques habituées de la maison qui le reconnaissaient enfin.
Il n'était pas venu à la maison de passe depuis un bon moment, où alors pas pour les raisons qui poussent en général un homme à se rendre dans ce genre d'endroit. Et la propriétaire se plaignait régulièrement du fait qu'elle ne gagne pas le moindre sous malgré le fait qu'il continue à traîner dans les parages. Mais si elle ne l'avais pas encore fichu dehors ça devait pouvoir vouloir dire qu'elle l'aimait bien non ? Avec son caractère bien à part, il y avait quelque chose chez Rosemary Hartbottle que Jeremiah appréciait. Même si elle semblait toujours à deux doigts de lui tirer les oreilles. Lorsqu'elle serait mise au courant de ses frasques elle ne manquerait pas de le faire.
« Pas ce soir. » Répondit-il d'un air lasse lorsqu'une petite main se posa sur son bras
Une petite rouquine à l'air plein d'espoir lui dédia une grimace déçue de recevoir un refus à ses avances. Mais il n'était pas d'humeur. Et à vrai dire, cela faisait des mois qu'il n'avait pas dépensé de sous ici. Il n'en avait pas éprouvé le besoin. Une affaire qui ne lui avait pourtant pas porté chance. Et quand il repensait au fiasco de sa vie personnelle, Cookson regrettait presque de n'avoir pas laissé une petite pièce à l'Excès d'Arum, ça lui aurait rapporté moins de déconvenues que cette histoire sans lendemain. De nouveau une présence dans son dos se fit sentir et il esquissa un sourire amusé, bien que toujours pas décidé à céder. « Je te l'ai dit ma douce, pas ce soir. » Répéta-t-il
Le petit soupir agacé qui lui répondit le fit se figer sur place et le pirate jeta un regard par dessus son épaule, la mine déconfite. Les ennuis n'avaient pas tardé à venir et nez à nez avec la maîtresse des lieux, le forban eut soudain l'intuition qu'il n'avait peut-être pas eut une très bonne idée en décidant de venir ici ce soir là. Penaud, il se retourna complètement, comme un gamin pris en faute.
« Cette chère Rosemary, lança-t-il mal à l'aise, ça faisait longtemps ! »
Je ne m’y attendais pas. Comment aurais-je pu ? Ne serait-ce que le penser ? Ne serait-ce que le croire, un seul fichu instant ? La fête battait son plein, comme tous les jours, comme tous les soirs, et j’avais d’autres choses à penser. Il faut dire que les journées étaient aussi courtes que chargées car elles s’étendaient sur la nuit, mais toute la préparation nous prenait du temps. Que croyez-vous ? Que tout se faisait par magie, en claquant des doigts ? Qu’une maison de joie se gérait seulement en quelques heures ? Vous vous fourrez les doigts dans l’œil jusqu’au coude. C’était là un travail harassant, stressant, où chaque minute comptait, chaque seconde ayant son importance dans un timing aussi délicat que serré. Mais c’était également là toute la beauté du métier : paraitre calme et détendue lorsqu’à contrario on était loin de l’être. Nous sommes des artistes, habiles acrobates et comédiens, capables de mimer toutes les émotions, toutes les sensations que l’âme humaine à pu accorder à nos misérables carcasses. Ceci étant. J’avais donc la tête ailleurs, à vérifier les détails, à scruter les visages ravis de nos nombreux invités. A observer mes filles faire leur travail. Allais-je pouvoir me détendre ce soir ? Peut-être bien. Pour une fois, il n’y avait pas de mauvaises surprises au menu – je m’en assurais avec suffisance. J’allais peut-être même pouvoir travailler moi-même si un client important se présentait. Cela m’arrivait parfois, quand le temps était là pour accueillir mes caresses, quand il y avait un gros contrat à signer qui assurait la prospérité de la maison. Peu d’entre nous séduisait par pur plaisir, mais au moins pouvions nous rendre ça agréable. Un soupire sortait d’entre mes lèvres maquillées avec légèreté, tandis que j’expirais la fumée nocive de la nicotine, le regard s’accrochant aux couleurs. Rien à déclarer. La soirée serait satisfaisante, comme celle de la veille. Oh. Vraiment ? Mes sourcils s’arquèrent lorsque je vis un homme de haute stature accoudé au bar, renvoyer l’une des plus jeunes de mes filles. Allons bon. Bien évidemment, l’on venait chez moi pour consommer de l’alcool mais avant tout les plaisirs de la chair. Peut-être que le plaisant préférait les hommes ? Il fallait s’en assurer. Mais quelque chose clochait. En effet, il me semblait soudainement affreusement familier et le doute morose vint s’installer dans mon esprit, distillant son poison dans mes veines, me paralysant momentanément. Je ne laissais jamais rien au hasard et la chose que je détestais le plus en ce bat monde était bien l’incertitude. D’autant plus que l’éclair de lucidité se fit finalement dans mon esprit, après avoir scruté un peu plus longtemps les traits du client. Nom d’une barrique de rhum ! Par tous les maudits pirates, Barbe Noire en personne n’aurait pas eu autant d’effet sur ma personne. Lui. Lui, Jeremiah O’Leary, lui qui me devait une somme astronomique et qui était censé être … mort. Mort, parfaitement. Pourquoi donc aurait-il été vivant ? Les rumeurs avaient confirmé sa disparition et si j’en avais été attristé, la colère avait également été de la partie. Cela ne se pouvait. Mort. Cet abruti. Et le voici à boire dans mon antre, comme si de rien n’était. Vraiment ? Nom d’une fée, cela n’allait pas se passer de cette manière !
Il ne me fallut pas plus de cinq minutes pour descendre de mes hauteurs et venir le rejoindre, la foule s’écartant sur mon passage, tandis que je fulminais sous mes sourires et mes bonsoirs enjôleurs. Par la suite, je me positionnais dans son dos, avant de lui tapoter l’épaule, le regard noir, agacée, me retenant de justesse de ne pas taper du pied sur le sol. Pas ce soir, disait-il. Oh, vraiment ? C’est ce que nous allions voir. Un claquement de langue et un soupir agacé franchit mes lèvres, et enfin il se retourna (sa tête pivota tout du moins), aussi penaud qu’un abricot sec. Bien, bien. Au moins ne m’avait-il pas oublié, c’était là un bon point pour lui. Croisant les bras, j’attendis qu’il se retourne complètement, le dardant du regard, sans lâcher ses prunelles. « Ce cher Jeremiah, » je repris sur un ton froid et railleur, l’agacement grimpant en flèche à mesure que je le voyais se décomposer « Comment vont les morts, dis-moi ? Toujours aussi raides ? » D’un geste, je fis signe à la serveuse de me servir un verre – elle savait d’ors et déjà quoi me tendre. Une boisson forte, une boisson d’homme, un whisky, sec. Il me fallait au moins ça pour me remettre, et surtout pour me contenir. « Quel bon vent te ramène parmi les vivants dis-moi ? » Car j’étais curieuse de l’entendre et il avait intérêt d’avoir une bonne excuse. « Te serais-tu subitement souvenu que tu avais des dettes ? » Railleuse, j’attrape la coupe que la minette me prend pour la porter à mes lèvres, avant de murmurer, d’une voix glaciale mais de façon à ce que seul le forban puisse entendre. « J’espère que tu as une bonne excuse à me servir car je suis à deux doigts de te renvoyer moi-même chez les spectres. »
« Je prétendais représenter un instrument de sabotage, une pièce desserrée dans la machine nationale, un inadapté chargé de jouer le rôle du grain de sable dans les rouages. Nul ne pouvait me regarder sans ressentir de honte, de colère ou de pitié. J'étais la preuve vivante que le système avait échoué, que le pays béat et suralimenté de l'abondance se lézardait enfin. » P. Auster
Une surprise non feinte s'étala sur ses traits. Mort ? Elle lui apprenait quelque chose. Il s'était fait particulièrement discret sces derniers temps mais pas au point de faire courir la rumeur de sa propre mort. Quoique ça aurait constitué une très bonne couverture. On ne courait pas après les morts pour leur faire payer un quelconque tord après tout. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Mais à voir la colère de la tenancière des lieux, il comprenait qu'il avait bien d'autres chats à fouetter. Et avant tout échapper aux foudres de celle qui lui faisait face. Son humour habituel refit alors surface et il parti dans un ricanement amusé. « Il m'est arrivé bien des mésaventures ces temps-ci mais si j'étais mort je crois que je m'en souviendrais, chère Rosy. Qui t'a raconté une chose pareille ? »
C'était le bouquet. Il avait suffisamment à subir comme ça pour devoir s'occuper des ragots qui couraient sur son compte. Peut-être devait-il laisser faire ? Au moins ses détracteurs lui ficheraient la paix, même si celle-ci resterait bien éphémère et disparaîtrait sitôt qu'il aurait tourné le dos et serait passé à autre chose. Il leva son verre à son intention, comme pour trinquer à sa santé et se permis une gorgée de whisky avant de se fendre d'un sourire malicieux.
« Si on t'as laissé penser que j'étais mort, je suis désolé de te décevoir mais il ne s'agit que d'un commérage. Je n'ai jamais été aussi vivant. »
Certains auraient été bien déçus. Et s'il ne se montrait pas plus prudent ça risquait de changer sous peu. Rien qu'à imaginer Crochet à l’affût, prêt à lui faire payer sa désertion, Cookson ne se sentait pas tranquille. Quel sort lui réserverait l'homme au crochet s'il finissait par lui mettre la main dessus ? Avec un peu de chance il était en train de se monter la tête et le terrible capitaine avait bien d'autres chats à fouetter que se préoccuper du cas d'un petit poisson comme lui. Mais il était étonné de l'agitation de la rouquine qui semblait réellement chamboulée de le trouver là en pleine forme alors qu'elle l'avait cru mort. Peut-être l'idée de ne plus jamais remettre la main sur l'argent qu'il lui devait ? La liste de ses créanciers s'allongeait dangereusement, il faudrait qu'il y remédie avant que la situation ne prenne un toujours vraiment désespéré. Il était déjà persona non grata à l'Aigrefin, il ne s'agissait pas de se faire fermer la porte de tous les débits de boisson de l'île.
« Si tu me tus je ne pourrais pas te rembourser, proposa-t-il, se serait dommage de devoir dire adieu à une rentrée d'argent ? »
En colère, c’était peu de le dire. Fulminant, c’était un véritable miracle qu’il soit encore dans mon établissement, tandis que l’un de mes poings, serré, se positionnait sur ma hanche, l’autre attrapant avec délicatesse ma boisson. Le liquide brûlant sur mes lèvres pourpres, voilà ce qu’il me fallait à présent, et c’est avec délice que je plongeais dans les affres de l’alcool le temps d’une gorgée – le temps de me ressaisir également. Il aurait tout le loisir de constater que son absence n’avait rien enlevé à ma verve habituelle. Cependant, en voyant la surprise sur sa peau, mes sourcils se froncèrent bien plus, mes bonnes manières s’oubliant sur la seconde. Etait-il en train de me faire la tête de l’idiot n’y comprenant rien ? Inspirant l’air, je me posais subitement la question, n’y croyant pourtant pas une seconde. Jeremiah était bien des choses, mais un menteur ? Le ricanement amusé qui sorti d’entre ses lèvres soudainement eu le mérite de m’agacer un peu plus, mes yeux le fusillant sur place. Etait-il en train de se payer ma tête ? Je souffle cependant à sa phrase, me calmant quelque peu – essayant du moins.
« Le qui n’a pas d’importance. De nombreuses personnes le pensent, et ont fini par l’affirmer. Mais puisque cette rumeurs est vraisemblablement infondée, tu risque de t’attirer de nouveaux ennuis. »
A commencer par moi, d’ailleurs. Je hausse un sourcil avant de reprendre une gorgée de mon verre, le reposant sur la table, fronçant le nez quand il trinque à ma santé, me retenant de ne pas le virer à coup de pieds dans le fondement. D’une part parce que je suis plus polie que ça, d’autre part parce qu’il a encore des dettes à payer.
« Parfait ! »
Je lance subitement à sa dernière réplique, un nouveau sourire lumineux barrant soudain mes lèvres, rappelant celui des requins, un air déterminé dans mes yeux avant d’éclater de rire à sa proposition saugrenue. Le tuer ? Quelle idée !
« Je suis bien des choses, Jeremiah, mais te tuer ? Tu me coûte déjà assez cher, je n’ai aucune envie de voir les personne qui t’en veulent débarquer. Non. Non je ne vais pas te tuer. »
Un grand sourire étire mes lèvres subtilement de nouveau, tandis que je me redresse soudain quelque peu, sérieuse malgré mon air affable, la colère restant toujours logée dans chaque fibre de mon être bien que désormais caché. A t’il le choix à présent ? Bien sûr que non. Je reprends alors ma boisson, riant encore à l’idée saugrenue qu’il vient de m’offrir, cachant cependant le fait que j’ai déjà tué un homme et que recommencer ne me poserait pas le moindre problème, avant de terminer, assenant cette réplique d’une voix de velour, redevenant maîtresse de ma maison ; acier enrobé de velours, traitresse dotée de beaux atours.
« Mais je peux tout à fait te livrer contre la somme que tu me dois. A moins que tu n’acceptes de travailler pour moi jusqu’à l’effacement de tes dettes bien sûr. »
« Je prétendais représenter un instrument de sabotage, une pièce desserrée dans la machine nationale, un inadapté chargé de jouer le rôle du grain de sable dans les rouages. Nul ne pouvait me regarder sans ressentir de honte, de colère ou de pitié. J'étais la preuve vivante que le système avait échoué, que le pays béat et suralimenté de l'abondance se lézardait enfin. » P. Auster
« Pour les recouvrements de dettes il va te falloir faire la queue » Marmonna-t-il en mimant une file d'attente dans son dos
La liste de ses détracteurs était déjà suffisamment longue comme ça. Peut-être était-il temps de lever le pied avant d'en ajouter de supplémentaires. A trop vouloir détourner l'attention du public pour l'empêcher de s'intéresser à ses véritable affaires, Jeremiah avait fini par se créer de véritables ennuis. C'était une stratégie qui avait fait ses preuves mais pouvait avoir ses limites. Surtout lorsqu'on se mettait en tête de venir vous régler votre compte. Il savait qu'il paierait tôt où tard le prix de sa langue trop bien pendue mais il espérait que se serait le plus tard possible. Il avait encore quelques affaires à régler.
« Si tu te débarrassais de moi, pour sûr que ces charognes débarqueraient, répondit-il avec un sourire plein de dents, pour boire un coup à ta santé à mon avis. Fêter le nom de celle qui s'est enfin débarrassée de ce foutu baratineur pyromane.»
Il avait mimé son surnom d'une voix différente, imitant la plupart de ceux qui rêvaient de le voir passer l'arme à gauche après l'avoir délesté de tout ce qu'il avait sur lui. Mais glissant telle une anguille, Jeremiah s'était fait une spécialité de leur échapper, les laissant sur leur faim. Ca n'avait fait qu'augmenter la frustration de ses détracteurs certes, mais il éprouvait une sorte de frénésie jubilatoire à toujours vivre sur le fil. Connaissant Rosemary, elle ne lui ferait pas payer son affront dans le sang mais par quelque chose de plus vicieux et de plus honteux pour sa petite personne. Et elle n'était jamais à court d'idée quand il s'agissait de parler vengeance.
« Je ne fais pas les tâches ménagères donc quoi que tu ais en tête, tu oublies la lessive, la vaisselle et la serpillière. Et tu sais que je serais de toute façon incroyablement mauvais. » Prévint-il en ricanant
C'était de bonne guerre mais fallait pas non plus s'attendre à le voir se retrousser les manches pour se mettre à la plonge. Il y avait des limites que sa réputation de pirate lui interdisait de franchir. Et il n'avait pas tenu une serpillière depuis ses jeunes années en tant que mousse, passées à récurer les ponts, une brosse à la main. Il s'était cru le roi du monde à l'époque. Qu'importe la morsure du fouet et les brûlures du soleil. A voguer sur l'océan il ne s'était jamais senti aussi libre.
« Crochet veux ma tête, répondit-il en mettant carte sur table, faire affaire avec lui se serait te rappeler à son bon souvenir et je suis pas certain que tu ais vraiment envie d'apparaître dans les pensées du boucher, non ? Ca vaudrait pas le prix que tu toucherais, ma carcasse coûterait pas si cher. »