La noirceur est là, elle est partout. Le pays Imaginaire est plongé dans les ténèbres depuis plusieurs jours déjà et un froid glacial englobe rapidement l'île. L'ambiance est lourde, inquiétante, oppressante. Je n'ai rien contre cette noirceur, ni contre cet atmosphère étrange qui s'en dégage. À vrai dire, ça me permet de faire mon travail peu importe l'heure. Je n'ai pas besoin d'attendre la tombée de la nuit. D'ailleurs, l'île se détraque, il devient difficile de dire si en ce moment il s'agit de la nuit ou du jour. Le soleil ne brille plus dans le ciel, il n'y a que la lune, les étoiles et l'obscurité permanente. Si ça continue ainsi, les gens vont devenir fous, ils vont perdre la tête. Qui sait ce qui se produira par la suite.
Mes pieds foulent le sol avec discrétion, je me faufile dans l'ombre tel que j'en ai l'habitude. L'homme que je traque mérite amplement le sort qui l'attend. Il a passé les dix dernières années à s'en prendre à sa femme et à ses enfants. Elle a décidé qu'il était temps d'en finir, qu'il était temps de se débarrasser de lui. Elle n'en peut plus de cette violence, de cette douleur et je n'ai aucun mal à la croire. Je le suis depuis sa demeure et selon sa femme, il compte se rendre chez sa jeune maîtresse avec qui il entretient une relation malsaine depuis des années. J'attends le bon moment, celui où nous serons seuls, celui où il n'y aura aucun témoin. Mes yeux le mirent dans la noirceur alors qu'il bifurque enfin dans une petite ruelle. Je m'y enfonce à mon tour, sans le quitter des yeux. Je n'entends que ses propres pas qui foulent le sol, que le son de sa respiration et la mienne. C'est le bon moment. « Il y a quelqu'un? J'ai besoin d'aide. » J'utilise une voix douce, tout en y glissant une pointe de panique. À mes mots, l'homme s'arrête et fait volte-face, ses yeux se posant sans doute sur ma silhouette. « Je... je ne me sens pas bien... du tout. » Ma voix défaille et il s'approche rapidement de moi, après tout les jeunes femmes en détresse sont son point faible. Je sens ses mains qui se posent sur moi, pour me retenir et je profite dans cet instant pour enfoncer ma lame dans son corps. Il pousse un cri de douleur et s'écroule sur le sol glacé.
Je bifurque hors de la ruelle, une fois assurée de sa mort. Dans quelques heures ou quelques jours, quelqu'un découvrira son corps sans vie. J'en serai la cause et pourtant je ne ressens aucun remord. Si sa femme m'a avouée la vérité, il mérite son sort. Si elle m'a menti, il est déjà trop tard et seul l'or reçu comptera. Tout en marchant, j'essuie ma lame avec précaution et la range. Maintenant tout ce que je désire, c'est un peu de tranquillité. Durant de longues minutes je marche, jusqu'au moment où j'atteins enfin la forêt. J'ai toujours préférée la forêt à la ville, c'est l'endroit où je me sens le plus à l'aise. Ici, je peux respirer, ici je peux vivre, tout simplement.
Comment suis-je supposé chasser dans cette pénombre ? Je n’ai ni les yeux d’un chat, ni le flair d’un limier. Et me fier à mon seul instinct au moment de décocher la moindre flèche serait peine perdue. Pour être tout à fait honnête, le simple fait de m’aventurer seul dans les bois où je chasse habituellement dans cette nuit interminable serait probablement suicidaire, nul ne sait sur quel prédateur plus nyctalope que moi, et plus affamé, je risquerais de tomber. Mais ais-je le choix ? Il est révolu le temps où je pouvais simplement me dire « Je n’ai pas envie de me lever ce matin. » et où je pouvais écouter ce caprice. Sans parler du fait que la plupart des autres fournisseurs en gibier et en peaux de Blindman’s Bluff auront les mêmes craintes que moi et si je suis l’un des seuls à m’y risquer… oui l’opportunité est trop belle pour la laisser filer.
Ainsi je me suis adapté. Me mettant à l’affut là où la pénombre accentue les ombres mais d’où j’ai une bonne vue sur ces quelques percées de lumières que la lune arrive à faire entre les feuillages. Je me suis fait offense aussi, j’ai posé des collets. Plus que d’habitude. Je n’aime pas l’idée de prendre au piège quelques bêtes qui ne devraient pas figurer à mon tableau de chasse. Mais ce qui me déplait le plus, c’est l’idée qu’une de ces créatures puisse s’y prendre et s’en débattre suffisamment pour ne pas y succomber rapidement. Je suis un chasseur, pas un tortionnaire. Pourtant, je n’ai pas vraiment le choix au vue des circonstances actuelles. Mais cette crainte est vite levée. Le lapin que je récupère en relevant le premier collet semble s’être étranglé sur le coup. Le second me rapporte un petit blaireau, mais le troisième est vide, tout comme le quatrième, l’appât ayant été entamé mais le piège restant intact. Une créature plus maligne que moi probablement. Mais loin de m’agacer ou de me décourager, cette idée m’amuse, me rassure presque. Il est bon de voir que si cette île nous est devenue hostile, elle permet encore en revanche à certaines créatures de s’en tirer à bon compte.
Quelques pièges plus loin, je me retrouve face à une agréable surprise. Il y avait bien ce qui devait être un lapin pris à ce collet. Seulement quelqu’un l’a trouvé avant moi. Quelqu’un que je connais. Oh je sais bien que tous ces petits canidés ce ressemblent, mais celui-là, il a quelque chose d’unique. Ce petit renard à la fourrure magnifiquement imparfaite avait partagé mon petit déjeuner un matin, à l’époque où il y avait encore un matin. Aussi je m’approche doucement, bien conscient que les chances soient minces que l’animal ai gardé le moindre souvenir de cette précédente rencontre mais bien décidé à le saluer tout de même. Main tendue, j’avance prudemment, pour ne pas l’effrayer, main tendue en avant, accroupi pour ne pas laisser ma taille lui faire peur. Il s’interrompt dans son repas pour me fixer mais il semble accepter ma présence. Suffisamment pour que je m’approche à un mètre avant de m’arrêter. Plus près, ce serait trop près. J’attends. S’il veut venir il viendra.
Et il finit par s’avancer, timidement, hésitant. Et moi je suis comme un gosse. Trop fière de cet instant particulier pour entendre approcher qui ou quoique ce soit. Le renard en revanche l’a senti et recule presque aussitôt. Une vague sensation de déjà vu le fait lever les yeux vers ce ciel trop sombre et si j’avais connu quelques jurons qui en valaient la peine je pense que quelques un me seraient venus. Au lieu de ça, voilà que j’ignore toute prudence et que j’insiste auprès de la boule de poils, tendant de nouveau le bras vers lui, l’appelant doucement, allant même jusqu’à sortir de mon sac un morceau de cette viande séchée salée qui avait tant aimé la dernière fois. Peine perdue. Mais puisque je suis trop occupé avec lui pour montrer la moindre peur, je suppose qu’il s’en sent rassuré. Il ne fuit pas mais il reste à bonne distance, lorgnant tour à tour le morceau de viande, les restes du lapin, la direction d’où vient l’intrus.