Aux innocents les mains pleines, je t'emmène lancer les médailles dans l'eau bleue des fontaines et cueillir à nouveau ces visions qu'on s'offrait autrefois comme des couronnes. Ces visions qu'on s'échangeait pour se dire, pour se rappeler : Je suis veilleur, tu es musée. Je veux sentir les feuilles de menthe craquer sous nos dents avec la chlorophylle qui s'échappe et te faire écouter le son de carillon que fait le claquement des drisses de pavillons contre les mâts
Des tissus auxquels il n’était pas habitué sur sa peau, des chaussures fermées et étroites enfermant ses pieds. Cheyenne avait l’impression d’être une bête de cirque que l’on aurait préparé avant le spectacle. Lui, l’indien Piccaninny, habitué aux tenues simples et pratiques des peaux rouges, avait dû enfiler quelque chose de plus adapté. Car en effet, pour la toute première fois, l’homme allait se mêler à la foule de Blindman’s Bluff. Il haïssait cette ville, il en détestait chaque recoin, chaque visage, chaque être. Ils puaient la luxure, le mépris, le vol et les bas-instincts de l’humanité. Cette ville en putréfaction n’était que le dégueulis de Neverland. Et pourtant, Cheyenne acceptait d’y mettre les pieds de plein grès. Tout ça pour elles.
Il était passé plus tôt voir Apolline, une jeune femme sympathique qui avait autrefois vécu en ville mais qui s’était éloigné à présent. Elle était la seule personne qu’il connaissait ayant déjà habité cet endroit. C’était grâce à sa gentillesse que Cheyenne était parvenu à mettre la main sur un accoutrement qui le ferait passer incognito. Enfin, presque. Car malgré la chemise blanche, le pantalon noir, les chaussettes remontant jusqu’à ses mollets et les chaussures cirées ... sa peau était toujours aussi basanée, ses yeux toujours aussi foncés et sa démarche parfaitement hostile. Le Piccaninny pouvait peut-être se déguiser pour quelques heures en habitant de Blindman’s Bluff mais il lui aurait fallu des jours, des semaines voire des mois pour adopter l’attitude d’un tel individu.
L’indien arriva aux abords de la ville. Nerveusement, il replaça les pans de sa chemise et avança. Les passants ne le regardaient même pas. Ils étaient tous trop occupés à vider leur bouteille de gnole, à rire à plein poumons, à bavarder ou à marcher à toute vitesse. C’était la première fois que Cheyenne s’infiltrait parmi eux. Bizarrement, ils lui paraissaient moins agressifs vu de l’intérieur. Certains s’arrêtaient pour saluer des connaissances, d’autres souriaient aux inconnus dans la rue. Le Piccaninny en était perturbé. N’étaient-ils pas tous censés être des monstres cupides, avares et répugnants ? Les pirates avaient gangrenés ce lieu depuis bien longtemps et pourtant, les habitants ne paraissaient pas si affreux que les loups de mer.
Acacia. Où la chercher ? Cheyenne ne pouvait se permettre d’arrêter un badaud. Il serait directement considéré comme une menace et se retrouverait dans une sale situation. L’indien décida alors de marcher, observant silencieusement les rues. Il repéra un établissement, une taverne. Le Piccaninny en avait souvent entendu parler de par la bouche de pirates mais jamais il n’y avait mis les pieds. Jamais l’envie ne lui était venue, cela dit, de découvrir pareil endroit sordide ! L’homme poussa la porte, une odeur de vieux bois, de cigare, d’alcool et de transpiration lui fouetta le visage. Cheyenne faillit reculer et fuir à toutes jambes. Cette salle, aux lumières assez sombres et à l’ambiance intimiste, c’était tout l’inverse de son camp Piccaninny habituel. Pourtant, tout son corps s’immobilisa. Elle était de dos, il ne voyait pas son visage mais déjà, il savait. C’était Acacia.
En son for intérieur, Cheyenne explosait. Tel l’île se mettant dans sa rage la plus complète et déchaînant les éléments, c’était une éruption volcanique suivie d’un tsunami et d’une secousse sismique qui avait lieu en lui. Paradoxalement, l’indien ne bougea pas d’un iota. Son regard resta planté sur cette silhouette fine, à la peau halée et aux cheveux noirs. Il la regardait et réalisait qu’elle était en vie, qu’il n’aurait plus à craindre de retrouver son corps inerte derrière un buisson. Et aussi brusquement qu’un coup de dague dans l’abdomen, Cheyenne prit conscience de la réalité : c’était lui qu’elle avait fui. L’homme fit un pas en arrière, écrasé par la détresse. Une jeune femme inconnue l’arrêta dans son geste, l’invitant d’un :
- Je peux vous servir quelque chose ?
Cheyenne se stoppa net. Sa tête pivota lentement, presque imperceptiblement. Et pourtant, c’était déjà trop tard. Son regard, involontairement, venait de se planter dans celui d’Acacia. Elle s’était retournée, une seule seconde ... et puis les voilà, à se crever des yeux, à se noyer dans leur incompréhension mutuelle. Et les iris de Cheyenne qui lui hurle : je te hais. Et son cœur qui pleure, lamentablement. L’homme se contenta d’avancer car il était définitivement trop tard pour reculer ...