Sa lame avait encore servi. Une fois de plus, elle avait fait couler les rivières pourpres. C’était devenu une habitude, un quotidien pour une âme en peine. Cette fois, il s’était agi d’une demande particulière. Une requête douloureuse, divulguée au prix de quelques larmes. Comme à l’accoutumée, Aodren avait cueilli ses clients dans une taverne miteuse. Assis dans un recoin sombre, il avait vu une jeune femme aux allures bien trop classieuses pour traîner dans un endroit aussi sordide. Forcément, elle venait y chercher quelque chose. La liberté. Voilà ce qu’elle venait quémander, ses deux grands yeux étincelants de mille larmes. Déposant précautionneusement une bourse remplie d’or au creux de la paume d’Aodren, elle s’était aventurée à susurrer :
- Cela me dévaste de faire cela mais je ne tiendrai plus très longtemps ... il faut que mon mari disparaisse de ma vie.
Aodren ne posait pas de questions. Cela faisait bien longtemps qu’il n’était plus un débutant et il avait appris que les histoires derrière les requêtes sont souvent bien trop tordues pour être entendues. Sans ajouter quoi que ce soit donc, l’homme avait refermé les doigts sur l’argent et avait tendu l’autre main où la femme avait déposé un petit papier sur lequel elle avait inscrit à l’encre propre et soignée les coordonnées de son époux. Aodren le trouverait donc à vagabonder dans les rues, pauvre ivrogne titubant de taverne en taverne et finissant sa course nocturne à la maison de joie de Blindman’s Bluff.
Quand sa cible entra dans son champ de vision, le triton était déjà en place. Un pied appuyé contre le mur, son capuchon rabaissé sur la tête, il feignait de jouer avec son argent en silence. Personne ne se serait arrêté pour lui demander des comptes. Pas à Blindman’s Bluff et encore moins à deux pas du bordel. L’époux infidèle était désormais à un pas de lui, le frôlant presque pour atteindre la porte. Les gestes d’Aodren furent nets, précis. Un coup en pleine gorge, violent et sec. Un léger bruit retentissant dans la rue plongée dans le noir. Aucun regard indiscret pour regarder. L’assassin traîna ensuite le corps dans une ruelle adjacente, épanchant le contenu d’une bouteille de rhum sur sa dépouille et serrant ses doigts inertes autour du goulot d’une autre. Quand quelqu’un le trouverait, le lendemain matin, on croirait à une altercation entre ivrognes comme toujours. Nul besoin de chercher plus loin.
Sa basse besogne accomplie, Aodren s’en était allé. Il avait disparu de Blindman’s Bluff et avait été mettre en sûreté son petit jackpot fraîchement obtenu dans sa grotte sous-marine. L’homme ne quitta l’eau qu’à l’aube, lorsque le soleil venait à peine de se lever, colorant les cieux de lueurs orangées particulièrement vivaces. Il marcha silencieusement jusqu’à un endroit qu’il appréciait tout spécialement. Une zone de paix, un terrain neutre. Aodren s’installa au pied d’un arbre, son regard fixé sur ce titanesque saule qui ne lui inspirait que confiance et sérénité. Ses paupières se fermèrent. L’homme se sentait apaisé en cet endroit, il aurait aisément pu s’y endormir si seulement ...
- Qui va là ?
Pas plus inquiet que ça, l’assassin n’avait pas bougé d’un iota. Pas même ouvert les yeux. Les craquements de brindilles et les bruissements des feuilles avaient trahis l’intrus. Aodren ne ressentait pas la moindre peur. Au contraire, il se demandait plutôt qui venait interrompre sa petite sieste ...
Le crâne bourré de souvenirs douloureux, le cœur lacéré, tu t'avances à travers les arbres, le pas lent, le pas léger. On t'a si souvent dit de ne jamais sortir de la réserve, alors que tu étais gamine, un avertissement que tu n'as jamais su écouter. Tu étais encore haute comme trois pommes, la première fois où tu t'es aventurée seule dans la vallée des fées. Tu y avais aussitôt trouvée un lieu de paix, un lieu de quiétude et rapidement, tu en avais fait ton refuge. La forêt des chants a toujours été ton endroit préféré dans la vallée ou pour ainsi dire dans tout le pays des songes. Être en contact direct avec les esprits des arbres, entretenir ce lien puissant entre la nature et toi-même. Tu as toujours vu cette forêt comme un lieu sacré, un lieu de culte et par le passé, tu as passé de si nombreux moments avec ton défunt mari, dans cet endroit. Des souvenirs joyeux, les vestiges d'une vie heureuse, un présent douloureux, ce mal qui t'afflige chaque jour.
Tu t'aventures entre les arbres, le pas léger, mais le cœur lourd et l'esprit ravagé. Tu ressasses sans cesse ce soir où on te l'a arraché, ce soir où on te l'a volé, beaucoup trop tôt. Il y a ces cauchemars qui te hantent chaque nuit, le son de sa voix, le sang qui peint son visage. Les nuits se font de plus en plus courtes et toi, tu ères dans la vallée des fées, jusqu'au matin.
Tu arrives finalement à destination, lorsqu'une voix masculine vient briser le silence apaisant des bois. « Qui va là ? » Cette voix vient te sortir de tes pensées cruelles, de tes souvenirs douloureux et trop vifs. Rapidement, tu fais volte-face et tes yeux entrent en contact avec un homme assis au pied d'un arbre, face au saule que tu convoites. Tu le toise du regard un instant, silencieuse. Tu t'attendais à te retrouver seule à cet endroit, comme la plupart du temps et voilà qu'un homme se trouve dans le même périmètre de toi. Un homme... et décidément pas de ton peuple, ni de la tribu unami d'ailleurs. Par le ton de sa voix et à l'air installé sur son visage, tu comprends que lui aussi aurait désiré se retrouver seul dans la forêt des chants, pourtant, vous y êtes tous les deux. Ton regard parcourt ses traits un instant, avant que ta voix ne résonne aussi.
« Un être vivant qui lui aussi croyait se retrouver seul ici. » Il n'y a pas d'hostilité dans ta voix, seulement la vérité. Tu connais ce lieu depuis toujours, jamais tu n'y as rencontré cet homme, mais jusqu'à maintenant, tu ne sais rien de lui, tu ne connais pas ses intentions. Il semble tout simplement assis au pied d'un arbre, comme tu le fais si souvent toi-même. Il ne semble pas être une menace, alors il n'y a aucune raison de passer à l'offensive. Après tout, il y a ce côté pacificateur en toi, cependant, tu restes tout de même sur tes gardes, c'est ta nature. Ton père t'a toujours répété d'être à l'affut, de porter attention aux signes, d'être toujours prête à te battre, surtout en présence de ces gens qui ne font pas parti des tiens. Pacificatrice, oui, mais une pacificatrice prudente. On ne sait jamais à quoi s'attendre.
C’est une silhouette svelte qui se dessina sous ses yeux. Munie d’une longue chevelure sombre, dotée d’une peau halée et d’un regard clair. Aodren ne prit pas la peine de sortir les armes. Il n’était pas ici pour faire de mal à qui que ce soit, il n’était payé par personne pour venir là. Son seul et unique désir en cet instant, était de profiter de la magie des lieux. L’homme entendit l’indienne lui répondre qu’elle s’était crue seule, elle aussi. Cela le fit sourire. Aodren n’avait pas anticipé le fait que quelqu’un d’autre ait envie de passer par là. Pourtant, il est vrai que des tas d’individus appréciaient les lieux ! Les enfants perdus, les indiens, quelques individus lambda. Seuls les pirates et leurs vils desseins ne semblaient pas les bienvenues dans les environs.
- Cela ne répond pas à ma question.
Il avait demandé qui s’approchait. Elle ne lui avait répondu que par l’énonciation d’un fait. Aodren voulait un nom, une identité, une appartenance. C’était important ces choses-là, surtout pour les gens comme lui, qui n’en avaient plus. Le triton se redressa très lentement, sans mouvement brusque pour ne pas effrayer la jeune femme. Il s’étira pour réveiller ses muscles endormis et lança à l’inconnue :
- Je m’appelle Tristan. Je vous mentirais si je vous disais que je ne suis pas armé ... cependant, je n’ai aucune intention de me servir de mon arme si ce n’est pour défendre mon humble vie.
Le mensonge était son plus fidèle allié. Aodren ne cessait d’inventer des histoires, il utilisait presque aussi bien les mots qu’il n’utilisait brillement les lames. À vrai dire, l’homme de la mer avait une idée en tête. Il savait que la jeune femme était une indienne et il était vrai que Piccaninny comme Unamy venaient parfois se ressourcer dans le coin. Mais lui, il ne parvenait à comprendre pourquoi. Certes, le lieu était féérique mais que cherchaient-ils, tous ? Peut-être avaient-ils, eux aussi, des desseins curieux. Tout comme les pirates.
- Qu’est-ce qui amène une indienne en ce lieu ?
Indiscret ? Tant pis. Il faudrait qu’elle s’y fasse. Aodren n’avait pas forcément l’habitude côtoyer du monde. À force de se faire appeler le fantôme, il en était devenu un. Ses amis se comptaient sur deux doigts et ses connaissances ignoraient tout de lui. Cette indienne, elle devait avoir une famille, des proches, une tribu. S’il avait été assez honnête pour se l’avouer à lui-même, Aodren aurait reconnu qu’il l’enviait un peu.
« Cela ne répond pas à ma question. » Tu le sans parfaitement, mais après tout ce n'est que la strict vérité. Peut-être ton peuple est-il moins sauvage que la tribu Unami, n'empêche que malgré tout, tu reste prudente et méfiante envers les étrangers. Tu fais un pas vers l'homme, alors que celui-ci se redresse lentement. Tes yeux restent figés sur lui, l'observant avec attention, le scrutant, la tête légèrement penché sur la droite. « Je m’appelle Tristan. Je vous mentirais si je vous disais que je ne suis pas armé ... cependant, je n’ai aucune intention de me servir de mon arme si ce n’est pour défendre mon humble vie. » Toi aussi tu es armée, tu as toujours un couteau de chasse sur toi, la lame aiguisée prête à servir en cas de besoin. Par prudence, comme ton père te l'a appris, tu ne sors jamais sans. « Je me prénomme Anevay. Comme vous, je suis armée, mais si vous restez calme, je ne vois aucune raison de m'en servir. » À nouveau, ton regard parcourt son visage. Non, tu n'as jamais croisée cet homme, tu en as la certitude. Tu décèle quelque chose de mystérieux chez lui, son aura ou tu ne sais trop quoi exactement, mais tu reconnais cet air ou du moins, tu te rappelles l'avoir déjà lu sur un autre visage.
« Qu'est-ce qui amène une indienne en ce lieu ? » Sa voix te sors de tes pensées, alors que tu le dévisageais de façon trop intensive, comme à ton habitude. « Je viens ici depuis mon enfance, j'aime la paix qui règne sur la forêt des chants. Je viens me ressourcer près du saule sacré, ça me permet de libérer mes pensées, mes idées noires. » Peut-être en dis-tu trop, les mots sortent d'entre tes lèvres avec aisance. En fait, c'est l'effet que te fais ce lieu de paix, ce lieu de culte. Il te permet réellement des libérer tes pensées, tes tracas. Ce lieu t'apaise, ta méfiance s’amoindrit, peut-être parce qu'ici, tu te sens protégée.
« Et vous, que faites-vous par ici ? Vous venez aussi profiter de la quiétude des lieux ? » Tes yeux restent posés sur le visage de l'homme, tu l'observes comme s'il était un animal sauvage. Tu as cette mauvaise habitude de fixer les gens, de tenter de t'immiscer dans leurs esprits afin de tenter d comprendre à quoi ils pensent, qui ils sont. C'est ce que tu fais avec cet homme, car il t'es étranger, tu tente d'en savoir davantage, en le regardant tout simplement. Tu ne sais pas qui il est, il dit s'appeler Tristan, mais il en faut beaucoup plus pour connaître une personne.
Son regard accroché à Aodren, deux yeux le fixant avec autant d’intensité qu’un prédateur jaugeant sa proie. L’homme avait horreur d’être inspecté de la sorte, d’être étudié même. Cela permettait aux gens de retenir ses traits, de retenir son visage. Or, ce n’était pas du tout à son avantage d’être reconnu. La notoriété était sa hantise car en effet, il n’existe aucun assassin célèbre tout du moins pas s’il est encore en vie. L’anonymat était sa meilleure arme, l’unique à vrai dire. Et au jeu de la discrétion, Aodren était le plus fort. Personne ne savait rien de lui, rien de véridique en tous cas. Et ça, c’était jouissif pour lui. Sauf qu’en même temps, ça le plongeait dans une sorte de solitude assez intense. N’avoir aucune connaissance, n’avoir que des visages sans nom et des morts en tête, ça ne vous aide pas à vous construire.
Anevay. Un nom peu commun pour une indienne. Qu’elle soit armée ne le déstabilisa pas une seule seconde. Qui, de nos jours, se baladait désarmé ? Même les enfants perdus, pourtant pas plus hauts que trois pommes, gambadaient avec des dagues ou des lance-pierres à leur ceinture. Ce qui importait réellement dans ce qu’elle venait de dire, c’était surtout le fait qu’elle ne l’attaquerait que s’il se montrait hostile. Par chance, Aodren ne comptait pas du tout mal agir. Au contraire, il avait bizarrement besoin de compagnie ... et qu’importe qui elle était ! À partir du moment où elle fréquentait des endroits comme celui-ci, elle devait être quelqu’un de plutôt bien.
Il la sortit de ses songeries avec sa question et la réponse d’Anevay eut le don de le satisfaire. Elle venait plus ou moins chercher la même quiétude qu’Aodren venait aussi retrouver en cet endroit. L’assassin n’était donc pas tombé sur une personne mal intentionnée, voulant heurter la tranquillité des fées ou étudier leur environnement. L’indienne venait juste là pour se reposer l’esprit. Et pour une fois, Aodren crut ce qu’on lui dit sans trop se poser de questions.
- Comme vous, j’erre à la recherche d’un peu de paix. Ce n’est pas toujours facile à trouver sur cette île ! Entre les pirates et les déjantés de Blindman’s Bluff !
Aodren haussa les épaules. Parler avec elle le soulageait. Trop de solitude le rendrait fou car avant de devenir une ombre, avant de n’être plus qu’un fantôme hantant Neverland, le triton avait été quelqu’un de bien. Fut un temps où il s’épanouissait dans les champs d’algues de sa famille, sous la surface de l’eau. Fut un temps où Aodren ne mentait pas, ne tuait pas, ne s’enfuyait pas. Et parfois, il avait besoin de retrouver un semblant de vie sociale, une brève discussion avec d’autres êtres vivants lui faisant réaliser que l’île ne s’était pas arrêtée de vivre. Paradoxe pour un être immortel comme lui.
- Mais je suppose que je ne vous apprends rien. Tout le monde connaît la rivalité entre les pirates et les indiens ...
Il esquissa un sourire. Deux peuplades qui, clairement, se tiraient dans les pattes. En même temps, qui appréciait les pirates sur cette île ? Aodren ne les aimait pas, ne les détestait pas non plus. Il s’en foutait, à vrai dire. À ses yeux, ils n’étaient que des potentielles cibles au même titre que tous les autres habitants de l’île.
- Je n’ai pas pour habitude d’être aussi intensément étudié et j’avoue trouver ce sentiment de malaise dérangeant. Si ma présence ici vous dérange, dites-le et je m’en irais sans faire d’histoire mais évitez de me dévisager comme une bête sauvage ...
Qu’il était. Après tout, Aodren était mi-homme mi-poisson ! Donc si Anevay le fixait tel un animal, elle n’aurait pas tellement tort ...