De toutes les options qui s’offraient à moi, je crois que j’ai choisi la pire. J’aurais pu opter pour tant d’autres choses pour passer un moment avec elle… des choses qui lui auraient plu, à elle et sa soif de découvertes. Mais non, il a fallu que je demande à Selyne de m’aider à trier mes stocks. Quel genre de père embauche de force sa fille de onze ans pour jouer les assistants plutôt que de la laisser simplement aller jouer avec d’autres enfants de son âge ou l’emmener explorer les environs. Elle comprendra... je suis certain qu’elle comprendra. Dans les circonstances actuelles, je ne peux pas la laisser sortir du camp et je tiens à la garder à l’œil. Je ne prendrais pas le risque de la perdre, je ne le supporterais pas.
Nous restons silencieux tout en triant les racines, herbes sèches et autres ingrédients qu'il me reste, et ce silence me pèse. Je le romps une ou deux fois pour lui donner quelques instructions, ce pot là, ce sac ci, mais... j'aimerais trouver un sujet de conversation pour rendre cet instant moins formel. Seulement même si ma fille a tendance à se voir déjà plus grande qu’elle ne l'est, il est des choses qu'elle ne peut pas comprendre et dont je n'ai de toutes façons pas envie de parler avec elle. Elle l'a vu comme tout le monde, que la nuit s'est abattue sur Neverland, elle doit avoir ses craintes et ses questions, comme les autres. Mais je crains de l'effrayer plus encore si nous abordons ce sujet précis.
Pourtant bien que je doute d'avoir la patience et le tact pour lui exposer les choses sans attiser sa peur, ou rendre la mienne contagieuse, il me faut briser la glace à ce sujet. Ma propre peur.. il y a bien longtemps que j'ai abandonné l'idée de lui cacher ce genre de choses, elle est bien trop maligne et elle a déjà du le sentir. Je laisse filer un long soupire à cette idée. Oui après tout, inutile de chercher à lui mentir, la connaissant, si je n'en parle pas moi même c'est elle qui posera la question. Alors lui tendant un énième fagot d'herbe ficelées, je tente de lui offrir un sourire rassurant avant de lancer la conversation. « Qu'est ce qu'ils en disent ? Les autres enfants. » Enfants.. ce n'est peut-être pas la meilleur approche, ceci sera une discution d'adultes, inutile de lui rappeler qu'elle n'en est pas une. « Tes amis et toi vous en parlez sûrement. De jeunes esprits aiguisés sont parfois plus sages et plus clairvoyants que bien des adultes. Alors dis moi... cette nuit... qu'est ce qu'ils en disent ? »
Passer du temps avec mon père ou aller jouer avec d’autres ‘’enfants’’… était-ce une question à me poser ? Bien sûr que non. Il ne m’avait pas laissé le choix de toute façon, mais quand même… Je l’aurais choisi. Mon papa, il guérissait des gens avec des herbes… j’vous jure ! Nous étions en train de ranger son stock d’herbes, pleins de trucs que je ne comprenais pas mais qu’il maîtrisait à la perfection. J’aurais bien aimé savoir faire autant de choses que lui, mais je me disais qu’il m’apprendrait tout ça quand je serais plus grande… je savais qu’il préfèrait que je m’amuse plutôt que de travailler comme beaucoup d’enfants apprenaient déjà à le faire… et ça me plaîsait. Mais j’avais envie d’apprendre pleins de choses, de devenir comme lui.
J’écoutais ses instructions, on range ça là, ça c’est là… qu’est-ce que c’est compliqué. En même temps, le rangement c’est pas ma tasse de thé non plus… À la réserve, je range pratiquement jamais mes affaires… sauf quand papa me force à le faire parce que c’est trop le bazar. Depuis quelques mois déjà, la nuit s’était installée sur Neverland. Il faisait noir en permanence et Dieu sait à quel point je déteste quand il fait aussi sombre… Quand on a peur du noir, c’est l’enfer. C’est pour cette raison que depuis janvier, j’évite de trop sortir, de m’éloigner de la réserve… On sait pas ce qui peut nous arriver dehors, c’est vrai. Peut-être qu’il y a des monstres, que je pourrais rencontrer des méchants… ? Je suis courageuse, mais pas à ce point quand même…
C’est papa qui brisa le silence qui s’était installé depuis maintenant quelques minutes. Il avait l’air tendu… il voulait sûrement parler d’un sujet sensible… la nuit. Depuis son arrivée, nous n’en avions pas parlé beaucoup. On l’avait fait brièvement. Mais il le savait, j’en suis sûr, que je me posais beaucoup trop de questions sur cet évènement… comme tous les autres enfants, je pense. Qu’est-ce qu’ils en disaient, les autres… ? Pleins de choses. Ils se demandent quand ils pourront retrouver ce soleil qui leur manque tant, ils parlent de leur peur du noir, de ces monstres qui pouvaient surgir de l’obscurité… d’un tas de choses. « Ils ont peur… pas moi. » lui avouais-je tout simplement en haussant les épaules en déposant le fagot d’herbes ficelées qu’il venait de me donner. « Le soleil me manque. Beaucoup. C’est embêtant de ne plus pouvoir sortir autant qu’avant, de ne plus pouvoir faire certaines choses… Le noir, c’est triste. Trop triste. On en a pas besoin, papou. » soupirais-je en me laissant glisser contre le mur, mes fesses se posant sur le sol. Mes jambes allongées, je le regardais en tapotant le sol. Je voulais faire une pause, parler avec lui, briser ce silence.
Il n’y a aucune malice dans la formulation de ma question. Je le dis comme je le pense, les enfants sont parfois ce raisonnement, cette logique, que nous autres adultes avons oublié depuis trop longtemps. Il est bon de savoir y faire appel de temps en temps. Je ne cherche pas à l’amadouer pour lui délier la langue, je souhaite sincèrement une discution ouverte avec elle. Oh je ne doute pas que nous finirons par nous accrocher sur un point, c’est trop souvent le cas pour être une éventualité négligeable, mais quel que soit l’issue de cette conversation, elle nous fera du bien.
Je ne parviens pas à retenir le large sourire qui vient fendre mes lèvres quand elle prétend ne pas avoir peur de la situation. Prétend ? Non, je suis persuadé qu’elle le pense. Elle n’a pas peur. Pourquoi aurait-elle peur ? Elle est encore trop jeune pour s’inquiéter déjà des conséquences à long terme de tout ceci. Elle souffre plus d’une certaine lassitude de la situation que d’une vrai frayeur. Ou bien tente elle à sa façon de me préserver en m’évitant de m’inquiéter pour elle. La connaissant c’est une possibilité qui ne me surprendrait pas. Et quand elle m’invite à venir m’asseoir à côté d’elle après s’être laissée glissée le long du mur, je m’exécute sans un mot. Mon rangement et mon inventaire peuvent attendre.
Silence à nouveau. Silence qu’il me faut rompre avant que le sujet nous échappe et que nous ne repartions pour de longs jours sans réelle conversation. Alors je tends simplement la main vers elle pour lui ébouriffer la tignasse en ricanant. « Allons allons. C’est triste en effet, mais il y a plein de choses que l’on peut faire par une nuit pareille que l’on ne pourrait envisager en plein jour. » Je sais où je veux en venir, lui trouver quelques raisons de retrouver un peu le sourire en l’occupant d’une manière ou d’une autre, seulement… en prononçant ces mots, je me rends compte que finalement, les options ne sont pas si évidentes que ça. M’adossant un peu plus au mur, la tête en arrière, je fixe le plafond en essayant de réfléchir rapidement. « Voyons… par exemple… des parties de cache cache en plein jour, en pleine nuit du coup. » J’ai parfaitement conscience qu’elle va me rire au nez, c’est pourquoi je reprends aussi sec. « Peut-être pourriez-vous tourner ça en une espèce de partie de chasse. Vous entrainer à pister un de vos amis à la simple lueur de la lune et des étoiles. » Chasseuse, elle ne le sera probablement jamais, mais c’est un talent qui peut servir. Au final, je ne fais que tourner autour du pot, lui trouver quelque chose pour oublier la situation au lieu de lui parler sérieusement.
Accueil
